
Répliquant à la fin de non-recevoir opposée le 26 juin 1996 par le premier ministre, Alain Juppé, et le ministre de l’intérieur, Jean-Louis Debré, aux quatre cents « réfugiés de Saint-Ambroise », les vingt-six personnalités du collège des médiateurs n’y sont pas allés par quatre chemins. « Il serait dramatique, écrivent-ils dans leur communiqué rendu public le 1er juillet, que la France, sous l’effet d’une politique qui ne peut convenir qu’aux dirigeants du Front national, quitte la voie de l’honneur et des droits de l’homme et prenne celle d’une société fermée, donc en déclin ».
L’accusation est limpide. Pour ces « sages » indépendants, issus des grands corps de l’État, de l’Université, des églises, parmi lesquels on trouve divers acteurs de la Résistance, l’adoption des valeurs de l’extrême droite par les pouvoirs publics se dessine. Le refus de cartes de séjour à la quasi-totalité des Africains issus du mouvement des sans-papiers de l’église Saint-Ambroise à Paris, qui, depuis mars dernier, au fil des évacuations forcées, se sont scindés en deux groupes (trois cents dans le local de la SNCF de la rue Pajol et de l’église Saint-Bernard, et une centaine dans l’église désaffectée de Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle) constitue un indice supplémentaire de l’alignement du gouvernement sur les positions du Front national.
Au premier abord, cette condamnation de quelques dizaines d’étrangers de plus à la clandestinité institutionnelle paraît d’une consternante banalité. Hormis son caractère spectaculaire, elle ressemble comme une sœur aux refus quotidiens sans cesse opposés par toutes les préfectures de France à des milliers d’étrangers insérés de longue date dans la société. Au-delà de la réponse négative classique qu’elle contient, la gifle appliquée aux médiateurs n’en recèle pas moins les signes d’une radicalisation droitière sur le plan des idées. Le mensonge contenu dans le texte du ministère de l’intérieur, rendu public à dessein pendant que les médiateurs s’entretenaient à Matignon du sort des « réfugiés de Saint-Ambroise », est symptomatique. (...)
Pourquoi le ministère de l’intérieur, sans aucun doute compétent en la matière, a-t-il laissé mentir son ministre ? Pourquoi Jean-Louis Debré a-t-il décidé de tromper l’opinion par un gros mensonge en accréditant le fantasme de l’invasion de la France par des bébés étrangers naturalisés, invasion à laquelle la réforme de 1993 aurait permis de mettre un terme ? C’est, de toute évidence, que Jean-Louis Debré aime caresser la France dans le sens de son nationalisme. D’un nationalisme non seulement tricolore, mais surtout ethnique. Chacun sait à quel point les bébés sont génétiques, héritiers d’un patrimoine naturel transmis par leurs parents, qu’ils transmettront eux-mêmes en temps utile à leur descendance. Pour qui révère la pureté ethnique, le bébé étranger automatiquement naturalisé s’apparente à un virus.
À l’« invasion » de la nation par les frontières (de notoriété publique, même si les chiffres les plus récents témoignent du contraire - voir ci-dessous « Pas de quoi crier au loup »), Jean-Louis Debré en ajoute une autre au prix d’un mensonge : l’explosion génétique étrangère au sein même de la tribu française par le biais de petits étrangers qui auraient pu, selon lui, jusqu’à la réforme des règles de son acquisition, s’immiscer automatiquement dans la nationalité sans que personne n’y puisse rien.
Cocarde tricolore et bonnet brun
Ça fait froid dans le dos qu’un ministre en exercice s’abaisse insidieusement à légitimer, sans prononcer le terme, la défense de ce qui s’apparente à la notion de race. Car c’est ce qui se cache derrière l’« erreur » du ministère de l’intérieur qui, si elle n’était pas un mensonge, serait un lapsus. (...)
Ce pas vers l’ethnisme s’accompagne d’une manipulation supplémentaire de l’opinion. Le ministre de l’intérieur fait mine d’avoir seulement régularisé des parents étrangers d’enfants français parmi les « réfugiés de Saint-Ambroise ». Or, il n’en est rien. Sur les 48 adultes qui se sont vu attribuer une carte de séjour, ils sont 16 à être des parents d’enfants français. Il y en a donc 32 qui ne sont pas dans ce cas. Cette maigre décision prise à Matignon n’est pas assumée par le ministère de l’intérieur, chargé de la rendre publique. Alors, une fois encore, il triche et ment. À qui profite le forfait ? Bien entendu, à ceux qui, dans la majorité, câlinent l’extrême droite et ses électeurs ; à ceux pour lesquels cocarde tricolore et bonnet brun doivent faire bon ménage. (...)
une multitude de reculs qui, à leur corps défendant, affectent peut-être même certaines des organisations de la société parmi les plus antiracistes. Les associations humanitaires, caritatives, de défense des étrangers n’ont évidemment révisé ni leur credo ni leurs orientations pour se rapprocher peu ou prou de l’extrême droite. Sans opérer la moindre concession en ce sens, ne souffrent-elles pas cependant parfois à leur tour d’une pression diffuse qui pousserait inconsciemment certaines d’entre elles à tenir un discours plus recevable ?
En cette matière, la direction de SOS Racisme est évidemment la pionnière, au point que les pauvres 48 régularisations parmi les 400 « réfugiés de Saint-Ambroise » la satisfont. Pour elle, « un pas a été franchi, et c’est bien », même s’il faut « modifier la loi en faveur de la régularisation de tous les parents étrangers d’enfants français ». Rien d’étonnant à ce satisfecit puisque, dès le 25 avril 1996, son président, Fodé Sylla, signait dans le Monde un texte programmatique dans lequel il dénonçait le fait que « certains se sont engagés dans une logique jusqu’au-boutiste, revendiquant la régularisation de tous les sans-papiers ». Intéressante condamnation qui rend bien compte des causes de ce mini-révisionnisme associatif. (...)
« Immigration légale » ou « immigration légitime » ? Compte tenu de l’état des lois dans l’ensemble des pays occidentaux, telle est la question encore informulée ou timidement exprimée autour de laquelle tournent l’ensemble des associations et les forces vives en ce domaine de la société civile. Chacun admet, y compris les cadenasseurs de frontières, que tout circule dans le monde contemporain : les touristes, les hommes d’affaires, les produits agricoles et manufacturés, les capitaux, les techniques, les usines et mêmes les idées ; pas les pauvres, parce qu’ils sont très nombreux. (...)
De ce fait, par exemple, la mortalité infantile, qui se situe à 7 pour 1000 en Allemagne, s’élève à 300 au Niger et à 200 en Éthiopie, en Angola et en Afghanistan. Mais il ne faut pas qu’ils bougent.
Dans ce contexte, pourquoi le printemps français des mouvements de sans-papiers a-t-il mis principalement l’accent sur la situation des familles étrangères et tout particulièrement sur celle des parents étrangers d’enfants français ? Si l’on excepte la protestation des « réfugiés de Saint-Ambroise » à Paris et la protection de demandeurs d’asile déboutés à Longjumeau (Essonne) et à Morlaix (Finistère), la dizaine de luttes enregistrées en France entre mars et juillet ont soigneusement évité d’interpeller pouvoirs publics et opinion sur la liberté de circulation, le droit pour tout être humain victime de l’injustice planétaire de se faire une place au soleil là où les conditions lui paraissent plus favorables.
Ces luttes se sont délibérément situées dans le cadre de lois que condamnent par ailleurs les associations, à savoir un dispositif réglementaire conçu pour boucler les frontières. (...)
Tous les défenseurs des libertés publiques savent que, dans un monde aux écarts économiques si forts, aux zones de violences si nombreuses, aux moyens de déplacements si aisés, toute entrave à la liberté de circulation échoue, à moins qu’elle ne s’appuie sur une répression aveugle et des contrôles incompatibles avec le respect des libertés individuelles.
Intériorisation de mythes xénophobes
Il y a comme une intériorisation générale de la fermeture des frontières, au moment même où chacun admet qu’il s’agit d’un dogme irréaliste. Au point que les plus progressistes, comme pour éviter de commettre un sacrilège, se permettent au mieux d’esquisser en pointillés sur le tracé des frontières de petites portes en forme de soupapes. Ainsi ceux qui optent en faveur de quotas (...)
Les xénophobes dussent-ils en manger leur chapeau, il est probable que la présence de ces étrangers soit insuffisante à court terme. Du moins si l’on en croit les prévisions du Commissariat général du Plan : « Le marché du travail en France est-il en 2015 en situation de pénurie de main-d’oeuvre ? »,s’interroge-t-il en constatant que « les plus de soixante-cinq ans représenteraient (alors) 32 % de la population d’âge actif ». Et de se féliciter aussitôt des prévisions pessimistes de la Banque mondiale relative à l’Afrique, selon lesquelles la croissance du revenu par habitant du continent - à peine 0,9 % par an de 1995 à 2004 - permettra qu’« une pression migratoire forte continuera d’exister vis-à-vis de la France ». Nous devrions donc être sauvés du désastre par un nouvel et prochain appel à la main-d’oeuvre étrangère.
Ne serait-ce donc que dans le souci de préserver les intérêts nationaux, il y aurait avantage à éviter d’écœurer ceux dont la nation vieillissante aura besoin dans vingt ans et auxquels même les futurs émules de Le Pen, si le mauvais sort les conduisait au pouvoir, risqueraient de faire appel. On regrettera bientôt d’avoir chassé de nos amphithéâtres les étudiants étrangers d’aujourd’hui qui, demain, décideront de la politique de coopération de leurs pays.
Illusoire sédentarisation par le développement
Si l’on veut une nouvelle preuve de la colonisation des esprits les plus ouverts par les idées les plus protectionnistes, il suffit de porter attention à leurs croyances relatives aux effets du développement économique dans le tiers-monde. Au mépris ou dans l’ignorance de projections expertes, ils soutiennent que l’intensification de l’aide et son affectation à des projets véritablement porteurs de développement durable stopperont l’émigration, que les pays industriels ont donc un intérêt majeur à promouvoir la modernisation économique dans les zones pauvres de la planète.
Pour séduisante et, au premier abord, cohérente qu’elle soit, cette argumentation est d’autant plus révélatrice de la contagion des sociétés occidentales par les fantasmes xénophobes qu’elle ne résiste pas à l’analyse. Toute modernisation économique commence par déstabiliser le tissu productif qu’elle rend obsolète, et à priver d’emplois ceux qui ne peuvent se reconvertir immédiatement, surtout à une époque où les gains de productivité s’obtiennent grâce à des innovations technologiques à basse intensité de main-d’oeuvre. (...)
Qu’on le veuille ou non, il y aura donc encore et toujours des flux migratoires, les uns souhaités et suscités par les pays industriels comme au bon vieux temps, les autres subis. On peut au mieux espérer en modérer l’ampleur - qui n’est pas démesurée - d’ici à plusieurs décennies si des politiques de coopération enfin réellement développeuses se mettent en place dès maintenant. Dans ces conditions, à moins de vouloir se battre contre les moulins à vent, il faut s’interdire de baisser tant soit peu le pavillon de la défense des libertés, à commencer par celui de la liberté de circulation, et éviter de limiter les revendications en faveur des seuls immigrés supposés recevables par les xénophobes. (...)
Si, pour les amadouer ou tenter de les neutraliser, la gauche et les « humanistes » continuent à fourbir des armes qui sont celles de leurs adversaires contre un phénomène à la fois inévitable et raisonnable, les libertés régresseront inéluctablement dans les sociétés occidentales, comme elles commencent à le faire. Pour se limiter au cas de la France, la multiplication récente des rapports dénonçant son comportement à l’encontre des étrangers et de ceux qui y ressemblent devrait pousser les forces démocratiques à la réflexion.
En s’inquiétant, le 3 juin, des conclusions rendues publiques en avril par la commission d’enquête parlementaire sur l’immigration clandestine, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’a pas hésité à y dénoncer une tendance à « accroître la méfiance à l’égard des étrangers et à augmenter la crédibilité de ceux qui incitent à une politique démagogique d’exclusion et de xénophobie ».
Fermeture des frontières ou libertés publiques, il faut choisir
Ce ton inhabituellement alarmiste fait écho à la réprobation de la Commission des droits de l’homme des Nations unies en avril et à celle de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) en mai (...)
Quant aux Nations unies, elles considèrent que « la France est secouée par une vague de xénophobie et de racisme fort préjudiciable à son image de « patrie des droits de l’homme ». Les lois-cadenas destinées à maîtriser l’immigration, le rapatriement manu militari des « illégaux » ne traduisent rien de moins qu’un reniement de soi [...]. C’est à une véritable crise de société et de civilisation, poursuit le rapport de la Commission des droits de l’homme de l’Onu, qu’est confrontée la France, avec les séquelles de la colonisation et la question de l’islam, la deuxième religion de France ».
On ne saurait mieux dire les dangers de la fermeture des frontières pour les libertés publiques.