
Agrégé et docteur en philosophie. Maître de conférences, responsable du master d’éthique et
directeur du laboratoire Espaces éthiques et politiques (institut Hannah Arendt)
à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne).
Eric Fiat travaille sur des thèmes variés de la nature à l’éthique médicale en
passant par l’éthique du travail social.
Voici une histoire, tirée de la mythologie grecque.
Un jour Zeus fit venir à lui deux Titans, les deux frères Prométhée et Epiméthée, afin de leur confier une tâche importante : distribuer aux différents animaux les différentes qualités naturelles. Il leur remet une grande besace contenant toutes les qualités naturelles.
Zeus dit aux deux frères qu’il voulait que leur distribution fût juste, inspirée par la Diké – la justice et l’équité. Nous dirions aujourd’hui faire en sorte qu’il y ait égalité des chances entre les différents animaux.
Zeus aurait bien voulu que ce fût Prométhée qui fît le partage, car il était prévoyant et intelligent. L’étymologie de son nom l’indique : métis signifie la ruse et pro : en avant.
Cependant, Epiméthée, étourdi, comme son nom l’indique (epi : après, metho :ruse. Disons qu’il est un peu bête), dit à son frère « laisse-moi faire ce partage, j’ai bien compris ; tu viendras le juger quand je l’aurai fini ». Prométhée, finalement, accepte.
Epiméthée distribue donc les qualités naturelles aux différents animaux.
C’est Platon dans « le mythe de Protagoras » qui nous raconte cette histoire, mais il nous dit assez peu de choses sur ce que fut la lettre du partage. On peut l’imaginer. Epiméthée a fait un bon partage, c’est bien l’impression qu’a Prométhée, qui approuve son frère.
C’est alors qu’ils virent venir à eux un étrange animal, un « bipède sans plumes » : l’homme.
Prométhée demande à Epiméthée : « A lui, que vas-tu donner ? » le sac est vide – étourderie d’Epiméthée.
L’homme en ses premiers commencements est le plus précaire, le plus vulnérable, le plus fragile, le plus dépendant, le plus handicapé de tous les animaux. L’homme vient au monde sans le mode d’emploi du monde. Même un enfant non prématuré n’est pas terminé. Relais est passé à la culture.
Il vient au monde pauvre en instinct.
Attention, je ne réduis pas les animaux à l’instinct, et je ne dis pas que les hommes soient sans instinct. Mais le plus intelligent des animaux a toujours moins d’intelligence que les hommes ; et les hommes ont toujours moins d’instinct que les animaux.
La venue au monde pauvre en instinct c’est une déficience, une fragilité.
Ceux dont vous vous occupez montrent donc le plus vrai du visage de l’humanité.
La dépendance, la fragilité, sont des signes d’humanité.
Bergson : l’instinct trouve sans chercher, l’intelligence cherche sans d’abord trouver.
Quand la nature donne une besoin à un animal elle lui donne en même temps les moyens pour le satisfaire. L’ensemble de ces moyens, c’est l’instinct.
La nature donne des besoins aux hommes mais oublie de leur donner les moyens de les satisfaire.
– Par exemple : les besoins thermiques
Après que la bise est venue… un premier animal hiberne, un second migre vers l’Afrique du Nord, un troisième se dote d’un plumage ou d’un pelage adéquat. Ce sont des moyens instinctifs d’échapper au froid. L’homme n’a nul instinct pour échapper au froid. Il est contraint d’inventer.
– Autre exemple, le besoin sexuel :
le paon ne fait pas la roue POUR séduire la femelle, il fait la roue ET séduit la femelle.
Pour nous autres hommes c’est très différent : qui dit sexualité, dit rencontre d’une altérité. Et là c’est la question « comment faire ? » - et ça ne se passe jamais comme on aurait voulu…
L’homme commence sa carrière d’homme sous la forme du plus précaire, etc.
Prométhée a une idée : monter sur l’Olympe pour dérober aux dieux, afin de les donner à l’homme, le feu, la technique et l’art politique.
– Sans trop de difficultés il arrive à dérober le feu à Ephaïstos et le remet à l’homme.
– Sans trop de difficultés il dérobe l’intelligence technique à Athéna et la remet à l’homme.
– L’Art politique, pour les grecs, permet d’ajuster la justice et la paix dans la société des hommes ; afin que tout homme quel qu’il soit trouve sa place dans le monde.
Mais c’est Zeus qui le possède, et il est tellement bien gardé que Prométhée n’arrive pas à le lui dérober.
Les hommes ne seront donc jamais que des bricoleurs dans ce domaine…
En matière de justice et de paix, j’opposerais l’idéalisme à l’utopisme.
L’idéalisme implique toujours quelque chose d’inaccessible. Ce qui ne doit pas nous décourager pour autant.
L’utopiste est quelqu’un qui me plaît dans sa générosité mais bien souvent quand il a les moyens de réaliser son programme il en arrive à sacrifier la singularité humaine sur l’autel de la paix.
Les hommes sont différents ; la différence entraîne des oppositions, puis des conflits, puis la guerre… l’homme politique idéaliste fait en sorte que la différence ne dégénère pas. L’utopiste, impatient, en vient à supprimer les différences : chaque homme est sommé, au nom de l’harmonie, de sacrifier sa singularité humaine.
L’utopie a porté des costumes différents au fil du temps. Mais c’est un mensonge. L’utopie n’aime que l’uniforme.
Notre but c’est que la société soit la plus juste possible sans sacrifier la singularité humaine sur l’autel de la paix et de la justice. Respecter l’unicité, la singularité irréductible.
Il y a une différence entre singulier et particulier.
Le particulier c’est la partie d’un tout « la généralité »
le singulier : c’est ce qu’il y a d’unique, d’irréductible chez un être, c’est un peu l’étrange, le bizarre. Et c’est ce qui le fait irremplaçable.
Dans la nature, il y a du particulier mais pas de singulier.
En revanche, les cimetières sont pleins d’irremplaçables.
Un exemple en mathématiques : le singleton. Dans la théorie des ensembles, c’est l’élément qui reste tout seul dans son coin. Une sorte de Calimero géométrique… ce que les philosophes appellent le singulier. Qu’on rencontre dans des cas particuliers de TOCs, de Schizophrénie etc.
il est bon que nous ayons toutes les techniques pour traiter ces cas particuliers, mais cela risque de transformer le Travailleur social en prestataire de services s’il en reste là. Ce qui est nécessaire n’est pas suffisant.
La « culture » c’est tout ce qui n’est pas dans le geste technique, c’est une manière de veiller à ce qui est l’irréductible singularité de l’homme.
– Cf le dernier texte de Giono « de certains parfums » (in « la chasse au bonheur ») : « le parfum n’est pas un luxe ou alors il est le plus indispensable des luxes »
Giono donne trois exemples où seul le parfum devient repère : - dans le désert de Gobi, la jungle des Indes, la mer au Sud du Cap Horn… lieux qui ne prédisposent pas à la franche rigolade…
– il faut aller voir le film La tête haute d’Emmanuelle Bercot (marraine de ce R’Festif) (Le parcours éducatif d’un jeune délinquant, Malony, de six à dix-huit ans, qu’une juge des enfants et un éducateur, tentent inlassablement de sauver. ).
le luxe, dont l’origine est luxere, être en excès, en dehors : c’est ce qui est en trop.
De même que Giono nous dit que « Les parfums permettent d’affronter – et souvent de les vaincre – les mystères les plus terribles ».
C’est la même chose pour la culture. Ce n’est pas ce dont on doit se préoccuper, mais quand on a le temps, c’est le seul moyen de se préoccuper de la singularité de tout être humain.
L’accompagnant (père, frère, médecin, assistante sociale, psychanalyste etc.), pour essayer d’aider l’autre à trouver son propre chemin, doit porter son propre balluchon (résistance, courage, culture).
– résistance : il s’agit de résister aux injonctions qui nous sont lancées, souvent contradictoires. Il y a un écart entre ce que nous demande de faire le politique et les moyens qu’ils ne nous donne pas pour le faire. Contradictions, paperasserie…
– courage : ces êtres-là, parfois, nous font peur. La folie fait peur. C’est parfois l’impossibilité de jouer le jeu social. Les dérangés dérangent car ils ont quelque chose d’incasable, d’inclassable, d’incassable aussi.
C’est le mythe de Sisyphe : on peut avoir l’impression, quand on est accompagnant, que ça mieux… et voilà, ça recommence ! Mais Camus dit qu’on peut imaginer un Sisyphe heureux : le courage, ce n’est pas l’absence de peur, c’est la capacité de surmonter sa peur. Il faut de la peur pour qu’il y ait du courage. Malgré la peur, on peut toujours faire quelque chose ensemble.
– culture : on invente un monde. Stendhal, un homme laid (ratelier, perruque, très timide avec les femmes) s’inventait un monde de séduction. De même Beethoven…
le handicap n’interdit jamais la création de soi, ni la réception des œuvres des autres. On n’est pas seul à être seul.
Il en est de la culture comme des parfums selon Giono.
Nous avons besoin de techniques, de protocoles, de procédures, qui sont nécessaires mais jamais suffisants.
Cocteau avertissait du danger d’une réduction de l’accompagnement à un protocole, une technique. Quand il tournait « la belle et la bête » il était très malade ( La Belle et la bête : journal d’un film) : « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images. » …
Dans ce texte tout est dit du risque de réduction, d’une technicisation, d’une procédurisation de l’accompagnement – où nous sommes aujourd’hui.
C’est notre devoir d’utiliser toutes les techniques, mais au-delà, pratiquer avec eux toute cette culture qu’on a gardée. Culture de l’âme, absolument nécessaire.
Si nous reprenons le fil de l’histoire de Zeus, Prométhée et Epiméthée, nous voyons bien qu’en matière d’art politique nous serons toujours des bricoleurs. Pour Levi-Strauss le bricolage c’est ce qui nous permet le mieux de cultiver notre humanité.
Je vous souhaite un accompagnement heureux.
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