L’année 2023 dessine à nouveau un bilan catastrophique en termes des victimes des politiques migratoires européennes. Le 22 juin 2023 le naufrage au large du Péloponnèse d’un chalutier vétuste parti de Libye a fait des centaines de morts. Le 13 juillet 2023 une autre embarcation de migrants partie de Sfax en Tunisie a chaviré au large de Lampedusa, faisant une quarantaine demorts. Quelques jours plus tard, une mère et sa fille provenant de Côte d’ivoire ont été retrouvées mortes dans le désert alors qu’elles essayaient d’atteindre la Tunisie. La nouvelle route adoptée par la majorité de migrant·es qui foule le sol européen passe désormais par la Méditerranée centrale entre l’Afrique du Nord et l’Italie. Cette route est aussi la plus dangereuse au monde avec plus de 20 000 morts depuis 2014 selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) [1]. Ces morts tragiques étaient malheureusement prévisibles. Elles sont les conséquences des politiques sécuritaires de l’UE et de ses États membres depuis la fin des années 1990 qui alimente le « laisser mourir »par son incapacité à traiter les phénomènes migratoires de manière structurelle et ciblée sur l’accueil et l’inclusiondes exilés.
Lorsque nous approchons la question des migrations il est essentiel de dé-stigmatiser un phénomène qui a été propre aux sociétés humaines depuis qu’elles existent en défendant fermement le droit de migrer. D’autre part, il est aussi crucial d’appréhender les enjeux économiques qui traverse ce phénomène. Bien que l’accent soit souvent mis sur « l’immigration illégale » ou « clandestine » massive arrivant sur le territoire européen, il est important de rappeler que celle-ci ne représente qu’un infime pourcentage des mouvements migratoires à l’échelle mondiale. (...)
La dette comme mécanisme qui crée les inégalités entre pays et qui condamne une partie de la population à migrer : Le résultat des politiques d’ajustement structurel depuis 40 ans.
Tout d’abord il est important de rappeler les liens entre les politiques migratoires meurtrières et l’ensemble du système de relations économiques internationales entre les pays riches (et tout particulièrement les pays européens) et les pays qui les entourent. Sous couvert de vouloir contribuer au développement des pays anciennement colonisés, les pays occidentaux et les institutions financières internationales ont établi durant la deuxième moitié du XXe siècle des cadres d’échanges économiques dans lesquels la dette jouerait un rôle majeur. Ces cadres perpétuent, voire aggravent les inégalités et la dépendance de ces pays vis à vis des pays riches.
En voulant copier le modèle de développement économique des pays développés sur les pays dépendants, l’idéologie de ces institutionsomet que les conditions de l’inégalité des développements se constituent mutuellement et que les inégalités face au marché mondial de devises subordonnent les économies dépendantes aux économies développées. (...)
En somme, les pays du Sud se retrouvent à enrichir les économies des pays du Nord à travers les mécanismes de la dette. (...)
Telle une toile d’araignée, les frontières de l’UE commencent en Mauritanie, au Niger ou au Tchad. Elles se prolongent en Turquie, en Libye ou au Maroc. Envisagée comme des espaces militarisés et ultra sécurisés, elles séparent des espaces que seul filtre la mort. On se demande contre qui se battent les pays de l’UE en déboursant des millions pour installer du matériel de guerre à leurs portes ? Quelle guerre mènent-ils, et pour se protéger de quoi ? En focalisant ses politiques à criminaliser les exilés plus qu’à assurer des voies sûres pour le passage, l’UE alimente une parole publique et des politiques de plus en plus extrêmes. La construction de murs aux frontières,des discours anti-migrants de plus en plus décomplexée sont les conséquences directes d’une approche “dans l’urgence” et profondément raciste des mouvements de population. (...)
En pratique, et au-delà même de l’Union européenne, ces politiques changent profondément les paysages socio-économiques de régions lointaines et façonnent la géopolitique des pays émetteurs et de transit. À chaque sas, les effets secondaires de cette politique sont criants : aux frontières externes de l’UE, mais aussi bien avant, la présence de milliers de sans-papiers et de personnes privées de leurs droits, rejetées dans une sorte de néant social, ghettoïsées et marginalisées caractérisent cette toile tissée depuis les pays du Nord par la psychose collective d’un “afflux massif et incontrôlable de migrants”. En même temps, cette toile d’araignée est à la fois le produit des rapports de domination et de dépendance financière que les pays européens et les institutions financières internationales établissent sur les pays tiers (avec la complicité de leurs gouvernements). (...)
Depuis le recul progressif des frontières de l’espace Schengen, des chefs d’états exerçant un pouvoir autocratique aux portes de l’UE utilisent ces politiques de « chantage » ou de « conditionnalité ». En effet, ce rôle de gendarme que l’UE et ses États membres les incite à prendre donne aussi à ces pays des moyens de pression pour peser dans les négociations.Depuis le recul progressif des frontières de l’espace Schengen, des chefs d’états exerçant un pouvoir autocratique aux portes de l’UEutilisentces politiques de « chantage » ou de « conditionnalité ». En effet, ce rôle de gendarme que l’UE et ses États membres les incite à prendre donne aussi à ces pays des moyens de pression pour peser dans les négociations. (...)
Enfin, du point de vue des pays émetteurs et de transit, ces politiques sont en train de perturber des mouvements de population très anciens qui ont participé à construire des relations économiques, sociales et géopolitiques entre des pays d’une même région.Tel est le cas, par exemple, du Niger et de l’Algérie dans la région entre le sahel et le Sahara. La vision euro centrée et la manière de lire la mobilité humaine de certaines personnes comme une menace, voire un danger pour les sociétés et les cultures des pays, ont servi à justifier ces politiques de plus en plus strictes dans la région. (...)
il est certain c’est que cette approche sécuritaire directement appliquée aux pays émetteurs et de transit condamne un grand nombre de personnes à la clandestinité. Alors qu’avant la mise en place de ces politiques d’externalisation, les circulations se faisaient de manière officielle, par le biais de taxes de passage (avec donc la possibilité d’estimer le nombre de passage) ce parcours est aujourd’hui beaucoup plus compliqué étant donné que les exilés prennent maintenant des routes différentes, plus longues, plus risquées, plus onéreuses. Ainsi, les conséquences pour le tissu social et économique local du passage à la clandestinité de ces convois de migrants sont importantes. (...)
Cette contradiction entre rhétorique axée sur l’exceptionnalité perturbatrice et structures politiques et économiques se cristallise aussi autour de la figure des passeurs. Dans le discours public de nombreux gouvernement semble vouloir imposer l’idée que la lutte contre l’immigration clandestine implique le combat contre les passeurs. On tient là le responsable et le coupable de tous les exils. Or, il faudrait clarifier que la clandestinité est un concept fluctuant en politique, ainsi le migrant clandestin d’aujourd’hui ne l’était peut-être pas hier et ne le sera peut-être pas demain. De même que la figure du passeur présentée aujourd’hui par l’UE et la presse comme un trafiquant d’êtres humains ou un exploiteur, était un commerçant qui s’inséraient fluidement dans le tissu socio-économique d’une époque passée [35].
L’externalisation des frontières et l’endettement privé
Enfin, le parcours migratoire est aussi indissociable de l’endettement des personnes voulant atteindre le sol de l’UE. Ainsi, la criminalisation de l’immigration rend le voyage non seulement dangereux, voire mortel, mais aussi extrêmement coûteux. (...)
Afin de réunir ces sommes colossales, des familles et communautés se voient obligées, non seulement de faire d’importants sacrifices, mais aussi de s’endetter, en espérant que les personnes ayant migrées puissent arriver sur le sol européen et travailler afin de les soutenir. Livré·es à un destin arbitraire et dans l’absence totale de droits, les personnes migrantes peuvent aussi devoir s’endetter pendant ce voyage, restant donc coincé·es dans les pays de transit, voire soumis·es à l’esclavage comme cela a été reporté pour le cas de la Libye. En ce sens, les politiques migratoires mises en place par les pays occidentaux et tout particulièrement par l’Union Européenne font le jeu d’une économie de la migration très lucrative et qui résulte dans l’endettement et la misère non seulement des personnes migrantes mais aussi de leur entourage dans les pays d’origine.
Conclusion
Alors que certains gouvernements tel que l’exécutif de Pedro Sánchez en Espagne se vantent de la baisse des arrivées illégales de migrant·es en Espagne, le véritable bilan des politiques européennes est actuellement mesuré dans la quantité de décès qu’elles produisent et de souffrance qu’elles génèrent. Dans cet article nous avons voulu rappeler l’économie politique qui constitue ces politiques migratoires meurtrières et leur relation avec les rouages de la dette. (...)
Après le coup d’état militaire au Niger le 26 juillet et la crainte d’une situation qui se dégrade dans la région notamment entre la CEDEAO et les pays déjà dirigé par des militaires, le phénomène migratoire que nous avons décrit entre le Niger et l’Algérie pourraient s’accentuer pouvant conduire à une crise humanitaire sans précédent si ces politiques de distanciation des exilés sont maintenues en l’état.