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Cinquante ans avant la Convention pour le climat : l’incroyable histoire des quatre chercheurs qui avaient déjà tout prévu
Article mis en ligne le 12 juillet 2021

1972, Massachusetts. Quatre étudiants chercheurs sont chargés de réfléchir aux conséquences de la croissance sur la planète. En sortira le rapport Meadows, vendu à dix millions d’exemplaires. Avec enthousiasme, ils arpentent le monde pour convaincre les décideurs d’agir. Lesquels décident de ne rien faire. Ils nous racontent leur fantastique aventure.

C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué. Manqué en 1972, en 1992, en 2012. Et 2022 ne s’annonce pas bien. Un rendez-vous avec la planète, ou plus précisément avec ceux qui la dirigent et qui, décennie après décennie, sur l’environnement, écoutent sans entendre, font mine de s’inquiéter puis atermoient.

En 1972, les Américains Dennis Meadows, son épouse Donella, Bill Behrens et le Norvégien Jørgen Randers ne forment encore qu’une bande de très jeunes étudiants chercheurs – 26 ans de moyenne d’âge – au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Cambridge (États-Unis). Quatre « mousquetaires » au pedigree varié : un peu baba pour les deux premiers, rentrés deux ans plus tôt d’un long road-trip en Asie ; moins cool pour Jørgen, « jeune homme suffisant et parfaitement représentatif des milieux favorisés d’Oslo, confesse aujourd’hui l’intéressé. J’étais ce garçon doué en maths qui découvre, en intégrant le MIT pour y faire son doctorat de physique, qu’il y a un monde au-delà de la Norvège ». Quant à Bill Behrens, il fêtait tout juste ses 22 ans. Son nom, comme celui des trois autres, apparaît sur la couverture de The Limits to Growth (Les Limites à la croissance), un petit livre de 125 pages décrivant sans fioritures, et sur un ton politique neutre, l’impact destructeur des activités humaines sur notre planète. Les ressources de la Terre ne sont pas infinies, prévenaient les auteurs ; passé un cap, la charge devient trop lourde et les effets cumulés d’une démographie galopante, d’une pollution excessive, d’une consommation sans frein pourraient provoquer un effondrement. Troublé dans sa tranquillité, le gratin politique et économique mondial a lu cette enquête minutieuse, traduite en trente langues et vendue à 10 millions d’exemplaires… puis a choisi de ne rien faire. (...)

L’aventure avait commencé deux ans plus tôt, sous l’égide de Jay Forrester, prof au MIT et spécialiste des systèmes dynamiques complexes. Soutenu par le Club de Rome (un groupe de réflexion créé en 1968 dans la capitale italienne et mêlant scientifiques, hommes d’affaires et responsables politiques), Forrester lance un projet de recherche excitant et inédit, dont il confie la supervision à Dennis Meadows. Mission : « Analyser les causes et les conséquences à long terme de la croissance sur la démographie et sur l’économie matérielle mondiale. » Et incidemment répondre à cette question : « Les politiques actuelles nous conduisent-elles vers un avenir soutenable ou pas ? » Pour le savoir, Meadows et son peloton de forces spéciales allaient rassembler toutes les données connues sur la production, la consommation, l’état des ressources naturelles, l’évolution démographique ou encore la pollution, bien agiter ce cocktail, et étudier sa réaction quand on le soumet à une croissance exponentielle, aux effets forcément cumulatifs. Brassez, touillez et surtout multipliez les scénarios – douze au total ! – parce que l’Histoire ne roule pas en ligne droite, quoi qu’en dise Marx. Puis confiez le tout à un ordinateur pachydermique et poussif (on est en 1972) jusqu’à ce qu’il recrache ses conclusions. (...)

Les Limites à la croissance est souvent présenté comme la seule étude prospective ayant annoncé avec force détails, et sans se tromper, la fin des festivités pour l’humanité. Ce fut aussi une aventure personnelle fantastique et… déprimante pour Bill, Jørgen, Donella et Dennis – une aventure dont on sort à la fois grandi et meurtri, comme celle que viennent de vivre, un demi-siècle plus tard, les cent cinquante Français de la Convention citoyenne pour le climat. « Pendant dix-huit mois, on a bossé comme des chiens, une quinzaine d’heures par jour minimum, se souvient Jørgen Randers, joint en Norvège un matin de février, juste avant qu’il ne parte skier. On avait apporté nos sacs de couchage au bureau pour gagner du temps, parce que nous avions aussi notre cursus régulier à boucler. Bill avait mis au point une méthode très singulière : il travaillait quatre heures, dormait quatre heures, travaillait de nouveau quatre heures, etc. » L’organisation était méticuleuse (...)

Mais en découvrant les premières projections, nous étions tellement secoués que nous nous sommes dit : “Ce n’est pas possible, on a dû se planter.” On a repris nos calculs, fait quelques modifs ici et là… mais les nouvelles n’étaient pas meilleures. » Ou bien le monde développé réduisait son empreinte écologique avant de crever le plafond, ou bien la nature se chargerait de faire redescendre l’humanité sur terre… (...)

C’était compter sans le mur, en face. Trente années de croissance ininterrompue, qui n’invitaient pas à l’autocritique un modèle bouffant peut-être la planète, mais offrant aux populations du monde industrialisé un confort jamais vu dans l’histoire de l’humanité. (...)

“On pensait que notre enquête allait changer le cours du monde.” Bill Behrens (...)

« C’était une période dingue, se souvient Bill Behrens. J’étais invité dans des colloques aux quatre coins du monde pour débattre de nos conclusions. Des organismes nous payaient le billet d’avion, et nous rémunéraient 1 000 dollars pour parler d’une enquête qu’on avait non seulement adoré faire, mais dont on pensait qu’elle allait changer le cours du monde. » À la longue, pourtant, l’ironie des mandarins, les sempiternelles réserves et ce satané déni vont avoir raison de l’enthousiasme. « Parler devant l’Association des banquiers, c’était super, continue-t-il. Mais quand vous rejoignez l’auditoire pour une collation, et que son seul sujet de conversation ce sont les deals que les traders ont signés dans la journée, vous comprenez que vous avez été invité pour les divertir, pas pour les éclairer sur les dangers qui pèsent sur la planète. » (...)

“Bravo, vous nous avez convaincus. Maintenant, expliquez-nous par quel miracle nous pourrons être réélus si nous faisons ce que vous dites ?” Un dirigeant européen (...)

Bill Behrens, comme les autres, avait rendez-vous… avec lui-même. Il a acheté une cabane sans électricité dans les bois, et s’est lancé dans l’agriculture bio, avec vaches et moutons. « Je ne faisais qu’appliquer l’enseignement numéro un des Limites : arrêter de traiter la Terre comme un être à qui on ne cesse de prendre, sans rien lui donner en échange. » Dennis Meadows, lui, continuera longtemps de sillonner le monde pour secouer ses dirigeants. En vain. (...)

Trente années ont passé. Puis quarante. Donella est morte au début des années 2000. Dix ans plus tôt, voyant que rien, ou presque, n’avait été fait pour ralentir la machine productrice et la démographie galopante, elle avait repris quelques passages avec ses compères et le livre avait changé de titre : Beyond the Limits (Au-delà des limites). Parce que, cette fois, ce n’était plus une hypothèse, mais une certitude : le plafond était crevé. Devant l’inaction crasse des responsables politiques et économiques, Donella a insisté pour qu’on ajoute un dernier chapitre, légèrement ésotérique. Les auteurs y proposaient cinq « outils » pour la transition qu’ils appelaient de leurs vœux : l’inspiration, l’honnêteté, le travail en réseau, l’apprentissage et… l’amour. (...)

“J’ai prévu mon épitaphe. Sur ma tombe sera gravé : ‘Qu’est-ce que je vous avais dit ?’” Jørgen Randers (...)

« En 2010, j’étais au fond de la mine, reconnaît Jørgen Randers. Même la crise financière n’avait pas convaincu l’humanité de changer d’aiguillage. Deux expériences m’ont “guéri”. Dans un colloque, j’ai croisé par hasard une psychologue californienne à qui j’ai confié mon désarroi. “Il est temps de faire le deuil”, m’a-t-elle répondu, comme avec un proche. “Au lieu de vous focaliser sur les arbres que l’on arrache dans la forêt amazonienne, concentrez-vous sur ceux qui restent, sur ce qui peut être préservé.’’ C’est ce que j’ai fait, en achetant des terrains dans des forêts sans coupe. J’ai une autre satisfaction, moins noble : avoir écrit un nouveau livre, où j’évoque le fait que, selon toute vraisemblance, la température mondiale augmentera de 2 degrés d’ici à 2050, et de 2,5 degrés d’ici 2075, avant de se stabiliser. Est-ce que ces 2,5 degrés de réchauffement provoqueront seulement une crise, ou une catastrophe ? Je n’en sais rien. Mais le simple fait de ne pas m’être trompé avec Les Limites me donne le droit de mettre un coup de pied au cul aux crétins qui ne veulent pas regarder le désastre en face. J’ai d’ailleurs prévu mon épitaphe. Sur ma tombe sera simplement gravé : “Qu’est-ce que je vous avais dit ?” »

Il y a au moins deux morales à cette histoire. L’une, très sombre, l’autre lumineuse. Et les deux viennent de la bouche de Dennis Meadows, cueillies au tout petit matin – il se lève à 5 heures – alors qu’il faisait encore nuit noire dans le New Hamsphire : « J’ai passé cinquante ans à tenter d’expliquer aux dirigeants d’une cinquantaine de pays les enjeux des Limites à la croissance. Il est trop tard. Cognez-vous la tête contre un mur de pierre, ça fait mal au crâne mais ça n’a aucun effet sur le mur. Donc j’arrête. Et je me replie sur l’action locale, en utilisant la dynamique des systèmes sur les ressources naturelles, et en m’intéressant aux problèmes d’urbanisme de ma ville, Durham. » Des regrets ? « Très peu. Si vous faites dépendre votre bonheur de votre capacité à changer le monde, vous ne serez jamais heureux, car vous avez trop peu de chances de gagner. Quand des jeunes gens s’adressent à moi aujourd’hui, je leur dis les choses suivantes : “Apprenez la résilience, car les décennies qui viennent vont être semées de crises sévères ; apprenez des choses pratiques comme le jardinage ou la plomberie, car elles vous seront très utiles ; et lisez de l’histoire longue, celle des Phéniciens, des Romains, ou de la dynastie Qing.” Ces civilisations ont grandi, elles ont décliné, elles ont disparu. Imaginer que la nôtre pourrait suivre un autre destin me paraît un doux fantasme. Mais j’ajoute toujours ceci : “N’oubliez jamais qu’il existe deux façons de toucher au bonheur. La première est d’obtenir plus – c’est celle après laquelle notre civilisation a couru à perdre haleine –, et la seconde, de vouloir moins.” Philosophiquement, et de manière très pragmatique, je privilégierais le deuxième chemin. » (...)

CINQUANTE ANS APRÈS…
Que vont devenir le rapport de la Convention citoyenne pour le climat et ses 149 propositions ? (...)