
Ils travaillent plus de 60 heures par semaine et gagnent moins que le Smic. Ce sont les chauffeurs VTC. Ils seraient autour de 20 000 en France. L’arrivée de la plateforme numérique Uber a suscité espoirs et vocations pour de nombreux exclus du marché du travail. Et la marque a tout fait pour attirer de nouveaux « partenaires ». Derrière les promesses d’autonomie et d’activités rémunératrices, beaucoup découvrent la précarité, le salariat déguisé sans protection sociale, l’endettement et, au final, une nouvelle forme de soumission. Aujourd’hui en lutte, certains chauffeurs s’apprêtent à attaquer Uber en justice pour travail dissimulé. Reportage auprès de ces « uberusés » en colère.
Ils portent des costumes-cravates classieux, conduisent des berlines noires étincelantes aux vitres teintées et font pourtant des courses pour moins de 5 euros. « T’imagines ! On est moins cher que la RATP », lâche Ali, la quarantaine fatiguée en montrant une Peugeot 508 éclatante. Si quatre passagers font une course de 7 euros, ça leur revient à 1,75 euros par personne. »
Depuis plusieurs mois, la colère gronde sous les capots contre les plateformes numériques de mise en relation entre passagers et chauffeurs, Uber bien sûr, en tant que leader incontesté du secteur, mais aussi Snapcar, Le Cab, Chauffeurs privés ou MarcelCaB. La plupart des chauffeurs alternent entre ces marques mais restent fidèles au géant et ses 1,5 millions d’utilisateurs en France. Face aux grèves et actions à répétition de ses travailleurs « VTC », pour voiture de transport avec chauffeur, la direction d’Uber a été contrainte d’ouvrir, ce 22 février, des négociations avec leurs représentants syndicaux [1]. Au programme : étudier un dispositif de soutien aux chauffeurs en difficulté. Pour certains, l’« innovation » Uber commence à virer au cauchemar.
1100 euros net, sans droit au chômage et sans congés payés (...)
Tous les matins, Ali se branche sur l’appli UberX pour commencer une journée de travail… à perte. Cet ancien serveur en restauration a beau travailler de 5h à 21h, il ne s’en sort plus depuis la baisse des tarifs pratiqués par Uber. Mais Ali n’a pas le choix. Il doit amortir sa Ford Mondéo qu’il a achetée à crédit plus de 30 000 euros pour se conformer aux modèles imposés par les plateformes. En guise de protestation, il ne prend même plus la peine de porter le costume ni de proposer les bouteilles d’eau ou bonbons à ses passagers. Ce qui a fait le standing et le succès d’Uber auprès des clients – accessibilité, disponibilité, tarification – fait désormais le malheur de ces conducteurs. « Uber X : c’est toujours mieux qu’un taxi », proclame le slogan. Tout dépend de quel côté on est assis. (...)
les propos de l’ancien ministre de l’Économie, fervent défenseur du modèle Uber, passent mal. Youssef vient de Villejuif. En dix heures de travail, il lui arrive de réaliser une quinzaine de courses sur lesquelles Uber prélèvera 25% de commission (35% pour le service de partage Uberpool). « Avant je faisais 1500 euros par semaine, maintenant je ne dépasse pas les 800 euros ». Soit 3200 euros de chiffres d’affaires par mois auxquels Youssef doit enlever les frais d’essence (500 euros) et la location de sa Mazda 6 (1600 euros). À la fin du mois, il touche autour de 1100 euros net. À cela, il faudra encore ôter la couverture du régime social des indépendants (RSI). Il en arrive presque au salaire qu’il percevait dans l’aéronautique, mais en travaillant cette fois le double. Et sans l’assurance chômage, les congés payés ni la retraite. (...)
Après avoir roulé pendant quelques mois avec une VTC qu’il louait en binôme avec un autre chauffeur, Robert a monté sa boîte. Il emploie désormais treize chauffeurs. Il montre fièrement le chiffre d’un de ses employés qu’il suit en direct sur son smartphone : 1673 euros net la semaine. Le montant détonne avec celui des autres. L’homme a roulé 64 heures en sept jours. « Ceux qui s’en sortent passent 17 heures au volant puis dorment dans leur voiture, j’en ai vus à l’aéroport », rétorque une manifestante. « Uber nous a vendu du rêve. Mais ensuite, on ne peut plus faire machine arrière », critique-t-elle. « Personnellement, si je n’avais pas de crédit, j’arrêterais. Mais je suis bloquée. Je vis avec moins de 600 euros par mois. »
Beaucoup ont cru à cette « uberéussite », promue par les publicités. (...) Ils ont tout calculé pour mettre la pression : nous sommes dans le stress tout le temps." (...)
Le chauffeur n’a pas le choix du chaland. Si par hasard il en refuse certains, gare à lui : au bout de trois annulations de courses, le compte Uber peut être désactivé. « Là on va direct au chômage, sauf qu’on n’y a pas droit » (...)
Uber peut remercier Jacques Attali, Fillon et Macron
« Créer un outil numérique et casser les prix une fois qu’il y a suffisamment d’esclaves dominés à cause de crédits sur le dos, c’est ça l’ubérisation ! », tonne Sayah Baaroun du syndicat Unsa VTC. Jean-Paul Teissonnière, lui, parle d’un retour au tâcheronnat. « Avec Uber, on réinvente la situation des salariés non protégés du 19ème siècle. Dans le code civil, ce type de relation s’appelait le contrat de louage de service. » Or le droit du travail s’est progressivement constitué pour rééquilibrer la relation inégale entre employeur et employé à la tâche. Serait-ce ce retour en arrière que nous préparent les partisans de la révolution numérique ?
Ce que vivent aujourd’hui ces chauffeurs prend son origine en 2009 avec l’ouverture du marché des taxis au VTC. La création du régime simplifié des « indépendants » – les fameux auto-entrepreneurs (Lire notre enquête ici) – a également facilité l’embauche des Uber. Deux mesures mises en place par le gouvernement de François Fillon suites aux préconisations de la commission dite de « libération de la croissance » dirigée par Jacques Attali, dont le rapporteur était un certain… Emmanuel Macron. La part des travailleurs indépendants – ces « entrepreneurs » bon marché mais dépourvus des droits acquis grâce à un siècle de conquêtes ouvrières – se stabilise pour l’instant à 10% de l’emploi total. Pour combien de temps ?