
L’hiver froid et humide n’y change rien : plusieurs fois par semaine, les préfectures du Nord et du Pas-de-Calais font démanteler des campements de migrants, détruisant leurs tentes voire leurs effets personnels. Des opérations indignes que les forces de l’ordre tentent de cacher : à plusieurs reprises, le photographe Louis Witter et le journaliste Simon Hamy se sont vu refuser l’accès aux lieux. Pour pouvoir couvrir ces incessantes expulsions, les deux reporters ont déposé un référé-liberté auprès du tribunal administratif de Lille : en vain [1]. Ils nous livrent ici le récit de la matinée du 29 décembre dernier, pendant laquelle ils ont pu se faufiler entre les mailles du filet et documenter le démantèlement du campement du Puythouck, à Grande-Synthe, dans la périphérie de Dunkerque. (...)
« Brother, there is an expulsion in Grande-Synthe, are you coming ? » Dès le coup de fil d’un bénévole afghan, nous savions à peu près ce que nous allions trouver sur place. Un coup d’autoroute à 110 à l’heure plus tard, nous nous retrouvons à la queue d’un convoi, bus, bennes, police, qui fait lentement le tour du rond-point d’Auchan, laissant passer la circulation matinale en pointillés. Longue route cabossée, bois effeuillés sur la gauche, chicanes, parking, lac artificiel, panneau vert grenouille qui annonce : le Puythouck. 8 h 20, il fait frais, légèrement humide. À peine sortis de la voiture, première tuile : un bus bloque tout le champ de vision, ou presque. À droite, deux types ensachés s’activent sur un Kubota [2] de location, près d’une benne. Interdiction de s’en approcher. L’équipe de nettoyage. On verra de larges louchées de tentes détruites former un mikado grandissant, par là, au fil de la matinée. À gauche du bus, une vision kaléidoscopique. Une, deux, trois, peut-être quatre rangées d’uniformes bleu nuit, aux bottes emballées. À peine de quoi apercevoir, en fond, une petite file de vestes et sacs légèrement plus colorés qui commence à s’assembler. (...)
Des matins on le sait à l’avance, d’autres matins les délogés sont les seuls à faire face, et filment, sachant très bien que dans la minute suivante ils devront ramasser leur intimité dans 5 cm de boue quasi gelée. Louis part droit dans le mur des autorités, objectif au vent : il aura droit à deux contrôles, aller-retour. Je fais le tour, accompagné d’une autre photographe. On trouve une faille, on s’engage, prudemment, à la rencontre de plusieurs couches de vêtements qui galèrent dans la purée bistre derrière un caddie bien rempli. Dessous, un homme qui réplique, patiemment, à notre accent français : il a mal à la tête, d’autres chats à fouetter. Il n’est pas le seul, quelques personnes errent un peu prostrées, encapuchonnées, enroulées sur leur smartphone, sur la langue de goudron qui tombe en diagonale. Le seul accès possible aux véhicules ici. Deux silhouettes accolées nous prendront pour des auxiliaires de police, nous demandant s’il faut vraiment qu’elles se joignent au confus mouchettement que l’on aperçoit en fond. La file pour le bus. On ne sait pas où il va, personne n’est à même de se renseigner. Tant pis : le froid, l’humidité prennent les os, forcent à la raison (d’État). (...)
Louis, profitant de l’avancée des policiers, a pu passer et déclencher, car ce que D. filme, c’est peu ou prou ce que l’on voit sur la photo. Une battue. La mise à nu et au ciel, l’éparpillement méthodique, par un nettoyeur et sa lame, de l’abri et du peu de répit que lui et les autres s’étaient créé. Un répit indispensable pour commencer à réfléchir à autre chose que la survie, se projeter. Sauf que la normalité, ici, c’est ça : réduction progressive des lieux d’intervention des associations, accès à l’eau pour le moins variable (voire supprimé du Puythouck cet été, causant maladies de peau et utilisa tion, en dernier recours, de celle du lac : un médecin confirmera l’avoir retrouvée jusque dans un biberon), accès à la nourriture assuré par des particuliers.
Et les démantèlements.
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Pas aussi métronomiques qu’à Calais, ils sont tout aussi intégrés dans leur routine par ceux qui les subissent. Les caddies, c’est pour ça. Tout ce qui peut être tracté à l’écart, sur la voie publique, sera, avec un peu de chance, laissé sur place. Les visages, c’est pour ça aussi. Rideau fermé. Il y a bien quelques clameurs, des feux allumés, mais globalement, l’attention est déjà portée vers la prochaine étape, le prochain bénévole, la ritournelle des tentes neuves qui vont arriver, promises sous peu au schlass puis à la poubelle. J’étais venu leur parler de leur santé mentale, de leurs traumas, on m’a au mieux ri au nez. Les privations ici ne permettent que de penser à une fuite en avant, de focaliser tous les efforts sur l’Angleterre, les tentatives de traversée.
(...) La photo aura dans les jours suivants ravivé l’indignation dans un petit milieu de déjà-renseignés pari siens. La situation est connue, les détails peut-être moins. Présenté à des proches, le cliché a déclenché une réaction épidermique : « Ça ne peut pas arriver en France, tout de même ? »