
Il est difficile de mesurer à quel point, bien au-delà de leur utilité immédiate, les modèles de langage génératifs comme ChatGPT vont bouleverser nos représentations du monde et donc le changer profondément, religions, idéologies, philosophies devenant instantanément obsolètes. En cela, on peut dire que l’IA va bien détruire les anciennes civilisations mais ce sera par la révélation (si déceptive) du fonctionnement de notre esprit. En effet, partout on répète à foison que ces intelligences artificielles n’ont rien à voir avec notre propre intelligence or il n’y a rien de plus faux.
Certes il est exact qu’elles n’ont aucune conscience ni même compréhension de ce qu’elles produisent et il est indéniable qu’il leur manque plusieurs dimensions de notre psychisme. Il y a d’abord l’absence des dimensions biographiques et morales (un long apprentissage par renforcement et la construction de récits de soi) qui constituent notre véritable conscience personnelle - qui est bien essentiellement une conscience morale - mais, de plus, comme on va le voir, il manque au simple niveau cognitif (pour peu de temps encore ?) l’indispensable complémentarité entre intuition ou perception et leur catégorisation verbale (soulignée d’Aristote à Kant). Ce dualisme des processus utilisés, un peu comme les "réseaux adverses", est effectivement incontournable pour valider l’insertion de l’information reçue dans une base de connaissances fiable.
Sauf que ces vérifications sont beaucoup moins omniprésentes qu’on ne le suppose dans ce qu’on dit, la plupart du temps très semblable au traitement automatique des modèles génératifs de langage, qui reproduisent d’ailleurs tout autant la connerie humaine, ce qui a été dénoncé dès le début. (...)
On peut considérer du reste la connerie comme l’inévitable conséquence d’un apprentissage qui n’est pas tiré de l’expérience mais de ce qu’on nous a dit depuis l’enfance, apprentissage forcément servile et dogmatique, lié de plus à nos appartenances, arrivant à nous faire croire au Père Noël. Pas étonnant que cette connerie se soit retrouvée dans les IA précédentes, reprenant toute la connerie humaine telle qu’elle s’exprime abondamment sur les réseaux sociaux, ce qui les avait disqualifiées. Il a donc fallu y remédier (partiellement) par des corrections programmées pour être simplement utilisable, tout comme on ne peut se passer de modération dans les discussions. Cela montre quand même qu’on est loin de l’idéal rêvé et que, comme toujours, il n’y aura pas que des conséquences positives à cette révolution cognitive qui n’est pas immunisée contre toute connerie ni contre son détournement vers des usages dangereux. Non, mais leurs performances remarquables tout autant que leurs faiblesses posent de nouvelles questions à notre compréhension de l’intelligence et de notre propre pensée, décidément devenue sans mystère et débarrassée de cette supériorité qui faisait notre orgueil. (...)
. Si les mots nous viennent si facilement quand on parle, sans avoir le temps d’y réfléchir ni beaucoup d’hésitations, c’est qu’on ne fait que continuer un discours, compléter des phrases, réciter sa leçon, rabâcher l’idéologie de son milieu ou ses propres obsessions. L’artiste en pleine "création" est comme habité d’une force extérieure implacable qu’il ne fait que suivre au mieux. Il devient clair que "ça parle" pour nous. (...)
Rimbaud avait vraiment raison : "C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. Je est un autre".
Certes, personne ne conteste que l’IA (actuelle) n’est pas une personne et n’a ni intention, ni opinions, ni intériorité mais c’est bien ce qui est étonnant et prouve justement qu’on n’en a pas besoin pour raconter des histoires et "se faire une opinion" à partir de celle des autres. (...)
en 1979 D. Ingvar déclarait que "en se fondant sur des expériences antérieures stockées en mémoire, le cerveau – l’esprit de tout individu – est automatiquement occupé à extrapoler les événements futurs". Et pourtant, la puissance de ce procédé n’avait pas été soupçonné avant, constituant le véritable chaînon manquant qui n’était pas du tout ce qu’on attendait !
Ce n’est pas juste un progrès de plus mais une rupture dans nos représentations de la pensée. Il faudra bien s’y faire mais cela devrait nous bouleverser beaucoup plus que l’étrangeté quantique car nous dévoilant tant de choses sur nous-mêmes, nos pensées automatiques, le langage et la communication, où l’identité, l’intentionnalité et la conscience ni même un "modèle du monde" ne sont requis la plupart du temps, parlant comme un perroquet, donnant plus ou moins bien la réplique, jouant son propre rôle et propageant avec aplomb les ragots les plus absurdes (fake news qu’on appelle "hallucinations" pour des IA). (...)
Il y aura sans aucun doute toujours besoin de notre intervention, de notre travail, de notre activité anti-entropique ou sociale, mais il faudra s’y résoudre, notre humanité ne sera plus tant dans notre intelligence que dans nos besoins vitaux, écologiques, et notre rapport aux autres, conscience morale inchangée (puisque ce sont les lois de la parole et de la réciprocité) liée à notre histoire individuelle, à notre part de liberté (de choix) et au récit de soi, toutes choses qui manquent aux IA dématérialisées mais qui pourront peut-être plus tard s’incarner dans des robots mobiles ?
C’est peut-être cela qui va signer notre entrée dans le 3ème millénaire, que ça plaise ou non, le triomphe d’un progressisme scientifique, vérifié, qui n’est pas un choc des civilisations et de leurs mythes incompatibles, mais la réfutation de leurs histoires fantastiques (religieuses, culturelles, nationales). (...)
impossible de faire revivre le passé déjà mort et ses mythologies trompeuses, il nous faut entrer dans le troisième millénaire, celui de l’unification planétaire, de la transition écologique, des sciences, du droit (du féminisme) et du numérique, notamment donc de l’intelligence artificielle, qui transforment profondément le monde sans nous demander notre avis, transformant tout autant notre identité, nos conceptions de l’homme et de l’esprit, reléguant les civilisations précédentes et leurs traditions au folklore local.
Maintenant, sans un soulèvement de la jeunesse mondiale connectée (encore improbable), la disparition des anciens repères peut mener au pire dans cette période intermédiaire où les empires ne veulent pas mourir ni les dictateurs se soumettre aux lois internationales ni à l’ONU, ni les croyants abandonner leurs chimères immémoriales et les persécutions des déviants, dans la panique injustifiée d’y perdre toute moralité. Ce n’est qu’un nouvel accros à notre narcissisme, perdus dans l’immensité de l’univers qui se moque bien de nous. Si les risques n’étaient si plausibles, tout cela vaudrait un grand éclat de rire au nez de nos prétentions antérieures...