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Amnesty International
Carola Rackete l’insoumise
Article mis en ligne le 21 septembre 2019

Elle met l’Europe au pied du mur. Entretien exclusif avec la capitaine du Sea-Watch 3 pour La Chronique d’octobre.

C’est une leçon d’humanité, mais aussi de droit, qui n’a pas fini de faire des remous, celle donnée par Carola Rackete, la capitaine du Sea-Watch 3 à la communauté internationale. Dans la nuit du samedi 29 au dimanche 30 juin 2019, la jeune Allemandeforçait l’entrée du port de l’île de Lampedusa (Italie) pour faire accoster son navire. Entretien avec Carola. (...)

À quand remonte votre conscience des enjeux migratoires ?

Carola Rackete : J’avais 19 ans quand j’ai commencé mes études et je les ai terminées à 23 ans. Je n’avais pas tellement de conscience politique à cette époque. Les jeunes qui manifestent pour le climat me semblent bien plus engagés que je ne l’étais à leur âge ! J’ai navigué ensuite pendant sept ans sur des vaisseaux de recherche polaire dans l’Arctique et c’est là que j’ai constaté les impacts du changement climatique. J’ai aussi parlé avec des scientifiques travaillant sur ces sujets depuis vingt ou trente ans et j’ai compris à quel point la situation est catastrophique.

Au bout de quelques années, j’ai réalisé que la science ne sert à rien si elle ne s’accompagne pas d’une action politique. (...)

Mon engagement auprès de Sea-Watch remonte à 2015. L’urgence de la situation migratoire m’apparaît clairement, tout comme notre responsabilité envers ces personnes. Certes, je suis Allemande mais je me considère, avant tout, comme une citoyenne européenne et, par conséquent, je vois la mer Méditerranée comme notre frontière européenne. Les raisons qui font que ces personnes se retrouvent à notre frontière ont évidemment beaucoup à voir avec notre histoire coloniale et les structures de pouvoir qui en découlent, mais aussi avec la politique menée par l’Europe en Afrique. (...)

Chaque capitaine qui monte à bord de l’un de ces bateaux depuis fin 2017 connaît les risques et ils sont élevés. C’est pourquoi beaucoup refusent de le faire, ce que je peux très bien comprendre. L’aspect positif, c’est que l’on sait les choses à l’avance et que l’on prend une décision proactive de risquer une arrestation ou une enquête. (...)

Les États européens ne refoulent pas eux-mêmes car ils savent que c’est illégal mais ils fournissent les informations nécessaires aux Libyens. Cela s’appelle du refoulement par procuration.

Dans notre cas, lorsque les Libyens nous conseillaient par e-mail de nous diriger vers Tripoli avec les réfugiés, le Centre de coordination de sauvetage maritime (MRCC) était en copie. Après mon audience du 18 juillet, le procureur a également entamé une enquête contre l’État italien pour coopération avec les gardes-côtes libyens dans ce cas précis. Si les preuves peuvent être réunies, on pourrait montrer comment l’Europe facilite ces refoulements en fournissant les informations aux gardes-côtes libyens dont les bateaux restent autrement à quai.

Ces informations peuvent venir d’avions de surveillance européens, de bateaux militaires italiens ou de drones. Une récente enquête de The Observer a montré que Frontex a investi massivement dans les drones en remplacement des navires de sauvetage dans cette zone. Un changement de stratégie qui libère l’agence de l’obligation de sauvetage.

(...)

Au bout du compte, le droit maritime international prévaut et un capitaine qui agit pour sauver des vies n’est pas concerné par une disposition visant les passeurs. (...)

À chaque fois, les autres pays européens promettent de prendre en charge les réfugiés.

Malte et l’Italie finissent par ouvrir leurs ports, ensuite le transfert peut prendre des mois, alors qu’il n’y a pas tant de personnes à transférer ! À cause de cela Malte et l’Italie n’ont plus confiance. Malte en particulier est un petit pays où il est compliqué de prendre en charge beaucoup de réfugiés. (...)

Dans l’ensemble, ils sont bien contents de faire porter la responsabilité de ce qui se passe aux Italiens alors, qu’en réalité, les torts sont partagés. L’accord de Dublin III est vraiment injuste, tout le monde le sait. Il y a eu beaucoup d’efforts pour le faire évoluer depuis des années mais en réalité les pays qui en profitent ne souhaitent pas de changements.

Cela leur convient que ce soit l’Italie et la Grèce, et dans une moindre mesure l’Espagne, qui portent le fardeau de la prise en charge des réfugiés. À plusieurs reprises, j’ai assisté à ce que j’appelle du « blanchiment » (white washing). Je pense notamment aux politiciens allemands qui se sont désolés de mon arrestation mais qui, en réalité, n’ont pas fait grand-chose avant. Par ailleurs, une ville allemande, le deuxième jour après notre sauvetage, a proposé de recevoir l’ensemble des demandeurs d’asile. Elle a même offert d’envoyer un bus pour venir les chercher en Italie, ils n’auraient pas eu à débourser un centime.

Mais cette solution n’a pu être mise en œuvre parce que le ministre de l’Intérieur allemand a insisté pour qu’ils soient enregistrés en Italie, ce qui donnait la possibilité de les renvoyer sous Dublin III. Or, une ville allemande ne peut pas inviter seule des demandeurs d’asile, l’autorisation doit venir du gouvernement fédéral et elle n’est jamais venue. Les Italiens sont dans une position très difficile, il n’y a pas de vraie solidarité en Europe, dans ce cas précis comme dans beaucoup d’autres. Mais, quand il s’agit de s’exprimer dans les médias, tout le monde veut paraître du bon côté (...)

Bien sûr, l’extrême droite instrumentalise beaucoup cette question et ça leur a rapporté des voix. Mais ce qui est paradoxal, c’est que le soutien à l’extrême droite est particulièrement important là où le nombre de migrants est le plus faible, alors que les ceux qui vivent dans des grandes villes où il y a déjà beaucoup de familles migrantes de deuxième et troisième génération ne considèrent pas l’immigration comme un problème. (...)

en tant que société civile nous devons agir et nous opposer à l’érosion des droits humains dès maintenant, parce qu’avec les catastrophes climatiques qui s’annoncent, la situation va aller en s’aggravant. C’est pourquoi il est essentiel que des bateaux de sauvetage restent présents en mer même si les départs sont moins fréquents. (...)

Je travaille sur un projet de documentaire télévisé avec des amis qui s’appuie notamment sur un rapport de l’ONG Resoma détaillant le cas d’environ 160 réfugiés ou de leurs soutiens, criminalisés à travers l’Europe. Nous souhaitons donner à voir le système à l’œuvre derrière ces situations. J’ai reçu beaucoup d’attention mais la criminalisation est systématique à travers l’Europe même si la majorité des cas a lieu en Grèce, en Italie et en France.