
Après la parution de "La Familia grande" de Camille Kouchner et les témoignages qui ont afflué sur les réseaux sociaux, des victimes racontent l’omerta qui règne dans les affaires d’inceste et qui vient s’ajouter aux sévices sexuels subis.
Ça se passait dans la pièce principale, quand personne n’était dans la maison. Ou l’après-midi, quand j’allais faire la sieste avec lui. Il m’a dit : ’C’est un secret entre nous.’" La première fois qu’Annabelle* a été violée par son grand-père paternel, elle avait 4 ou 5 ans. Son premier souvenir est flou, mais la suite, elle s’en rappelle très bien. Il a continué à chaque fois qu’elle était en vacances chez lui. Jusqu’à ses 8 ans, quand ses grands-parents, devenus trop âgés, ne pouvaient plus s’occuper d’elle. Annabelle a accepté de livrer son récit à franceinfo, comme trois autres victimes, alors que le mot-clé #MeTooInceste suscite, depuis le 16 janvier, une vague de récits sur Twitter. Ces centaines de témoignages ont surgi dans le sillage de la publication du livre La Familia grande (éd. Seuil) (...)
"Une fois, ma grand-mère a vu ces gestes, poursuit Annabelle. On faisait les bagages. J’étais assise sur les genoux de mon grand-père. Il me touchait. J’ai aperçu la tête de ma grand-mère à travers la véranda. Elle nous regardait. Quand je l’ai vue, je suis partie en courant et en pleurant... Puis j’ai entendu ma grand-mère dire à mon grand-père : ’Oh la la, tu fais ça... Il faut que ça cesse. Sinon je ne reverrais plus ma petite-fille.’"
"Elle a scellé le silence en moi. Parce que j’ai compris que si je parlais, je lui ferais du mal." (...)
"Une fois, ma grand-mère a vu ces gestes, poursuit Annabelle. On faisait les bagages. J’étais assise sur les genoux de mon grand-père. Il me touchait. J’ai aperçu la tête de ma grand-mère à travers la véranda. Elle nous regardait. Quand je l’ai vue, je suis partie en courant et en pleurant... Puis j’ai entendu ma grand-mère dire à mon grand-père : ’Oh la la, tu fais ça... Il faut que ça cesse. Sinon je ne reverrais plus ma petite-fille.’"
"Elle a scellé le silence en moi. Parce que j’ai compris que si je parlais, je lui ferais du mal." (...)
Aujourd’hui, la parole se libère sur les réseaux sociaux. Pourtant, le sujet reste un tabou profondément ancré dans la société et encore minimisé, en premier lieu dans les familles concernées. Pourtant près de 6,7 millions de Français en auraient été victimes, soit près d’un sur dix, selon une récente étude de l’association Face à l’inceste.
>> Pourquoi il faut arrêter de détourner le regard sur la banalité de l’inceste
"Ce qui est particulier avec l’inceste, c’est que les crimes ont lieu dans la famille. Les victimes y sont piégées, car tant qu’on est en contact avec cette famille, il y a manipulation et coercition", constate Muriel Salmona, fondatrice et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. "Je ne révèle rien dans ce livre, tout le monde sait", a ainsi affirmé Camille Kouchner dans Le Monde (article payant).
Cette mécanique, Charlotte Pudlowski la dissèque dans "Ou peut-être une nuit", une série documentaire de son podcast "Injustices". "Toutes les victimes d’inceste ont appris à se taire. (...) C’est tout un système structuré dans les familles qui vous enseigne le silence. Et ensuite, on vous apprend que si vous parlez, personne ne voudra vous entendre", décrit la journaliste. Dans de nombreux cas, les membres de la famille ne veulent pas savoir ou ne parviennent pas à admettre ce qui a pu se passer. Ils gardent des œillères sur les yeux et se bouchent les oreilles. Y compris la mère de la victime. (...)
"L’enfant doit comprendre que ce qu’il a subi n’est pas normal."
Gérard Lopez
à franceinfo
Deuxième étape : le soin. "Il faut une prise en charge correcte, mais la France est en retard sur ce point, avec un déficit de pédopsychiatres formés", déplore cet expert près les tribunaux, co-fondateur de l’Institut de victimologie de Paris. Selon lui, le processus de reconstruction comporte une troisième étape : le "plus jamais ça." "C’est le moment où une victime se dit : ’Je ne veux pas que ce qui m’arrive arrive aux autres.’’’ Ainsi, Sophia*, 19 ans, après un inceste dans l’enfance, a choisi de suivre une licence de psychologie. "L’envie est venue avec ce que j’ai vécu, lorsque j’ai réalisé comment j’ai été traitée. Je veux le faire pour sauver des vies, même 2 ou 3", justifie-t-elle.
"Je me suis dit que c’était moi la méchante"
Sophia avait 9 ans quand son père a fait irruption dans la salle de bains et l’a agressée sexuellement. Elle en parle à sa mère six ans plus tard. Cette dernière l’écoute, la croit et l’emmène chez un psychiatre. L’expérience reste traumatisante. "Il m’a dit qu’il était possible que je me trompe, car à 9 ans, on est trop jeune pour comprendre. Que les parents ne peuvent pas faire ça à leurs enfants. Que je n’étais pas en droit d’engager des poursuites, car c’était mon père", rapporte Sophia. Les séances sont stoppées net. Trop tard, le mal est fait. "J’ai eu honte de moi. Je me suis dit que c’était moi la méchante", énonce Sophia.
"J’arrivais enfin à m’ouvrir et on me disait : ’Tu dois te taire’. C’était violent, comme si on me replongeait dans un état de silence une deuxième fois." (...)
Depuis, elle a réussi à se tourner vers une autre praticienne, qui l’a réconciliée avec la psychologie. Gérard Lopez, lui, n’est pas surpris par le comportement de son confrère. "C’est classique : les psychiatres ne sont pas plus clairs à ce sujet que l’ensemble de la population. Et il y a le fameux complexe d’Œdipe... Moi-même, il y a 30 ou 40 ans, je n’aurais pas tenu ce discours. J’ai suivi des formations pendant plusieurs années", décrypte le psychiatre de 72 ans. "Les racines profondes du déni autour de l’inceste se trouvent dans notre culture : on n’a pas le droit de toucher au père. C’est la loi du patriarcat qui domine", souligne Gérard Lopez. (...)
"Il faudrait casser la gêne autour de ce sujet. On a peur de parler et d’embarrasser les autres donc on ne fait pas de bruit", estime Sophia, qui déplore "la place sacrée du parent". A contrario, depuis l’affaire d’Outreau, la parole de l’enfant est régulièrement remise en cause. Ce fiasco judiciaire des années 2000 a jeté un lourd discrédit sur les témoignages des mineurs et rendu la justice frileuse face à l’inceste. "Les choses évoluent ces dernières années, mais on passe à travers des cas", reconnaît Sophie Legrand, juge des enfants et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, contactée par franceinfo. Si la justice est "souvent impressionnante", la magistrate estime qu’à l’école, l’enfant peut se sentir en confiance pour parler, mais observe surtout qu’il se manifeste quand un éducateur intervient à domicile. Ainsi, Sophie Legrand appelle à "développer les outils pour permettre à l’enfant de parler" et à "multiplier les espaces où il peut le faire".
"Les enfants ne fabulent pas. Ils tendent des perches : il faut les écouter. Petite, je me souviens avoir dit à mon père que je faisais la sieste avec mon grand-père. Je voulais voir sa réaction, savoir si c’était normal, explique Annabelle. Il a fait une tête bizarre. J’ai vu qu’il n’était pas prêt à m’entendre." Alors elle reste bouche cousue. Mais aujourd’hui, les choses ont changé : son grand-père est mort il y a deux ans et elle suit une psychothérapie depuis un mois. A 23 ans, elle veut briser le silence dans sa famille, "gangrenée par l’inceste" : "Je pense arriver à le dire avant mes 30 ans." L’actualité autour du livre de Camille Kouchner et de #MeTooInceste l’aide "énormément" ."Je me sens moins coupable et honteuse. Le poids que j’ai en moi s’allège un peu, souffle-t-elle. Depuis que la parole se libère, la responsabilité ne repose plus uniquement sur nous, mais aussi sur les adultes autour de nous. On n’est plus les gardiens du secret."
Lire aussi :
Inceste : la France va renforcer sa législation pour mieux protéger les victimes, assure Macron
Le chef de l’État a notamment annoncé deux rendez-vous de dépistage et de prévention contre les violences sexuelles faites aux enfants à l’école et au collège, et une mission pour recueillir les témoignages. (...)
Emmanuel Macron indique aussi qu’une mission pour "recueillir les témoignages et protéger les victimes" a été confiée à Édouard Durand, juge des enfants, et Nathalie Mathieu, directrice d’une association spécialisée. (...)