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La vie des idées
C’est prouvé, mais... À propos de : Hugues Draelants & Sonia Revaz, L’évidence des faits. La politique des preuves en éducation, Puf
#objectivite #statistiques #enseignement
Article mis en ligne le 16 décembre 2022
dernière modification le 15 décembre 2022

L’évaluation scientifique des pratiques éducatives suffit-elle pour les améliorer ? Cette politique des preuves apparaît aux enseignants comme un obstacle à leurs pratiques quand elle s’appuie sur des généralisations statistiques sans prendre en compte leurs intuitions professionnelles.

En 2018, le gouvernement français annonce la mise en place d’un Conseil scientifique de l’éducation. Une vingtaine de chercheurs en psychologie, en sciences cognitives et en sociologie sont alors réunis pour élaborer des recommandations et des outils pédagogiques à destination des acteurs des politiques éducatives et des enseignants, en s’appuyant sur les résultats de la recherche scientifique. Cette initiative est représentative d’une forme de politique publique, la « politique des preuves », qui consiste à faire appel à la science pour orienter et justifier des réformes dans tous les domaines de vie publique : éducation, médecine, mais aussi justice, développement durable, sécurité routière, etc. La science, parce qu’elle donne une compréhension objective de la réalité, serait un moyen de rendre la décision politique à la fois plus impartiale et plus efficace. En ce sens, on pourrait s’attendre à ce que les acteurs (enseignants, médecins, etc.) devant mettre en œuvre ces réformes les perçoivent comme des moyens d’améliorer de manière rationnelle leurs pratiques professionnelles. Or, la réalité du terrain contredit cette attente : les prescriptions de la politique des preuves suscitent souvent la résistance des professionnels qui vont parfois jusqu’à développer des stratégies de contournement pour ne pas les appliquer – par exemple, nous y reviendrons, en réorientant plus fréquemment les élèves auxquels on interdit le redoublement. Comment comprendre ce conflit entre savoir scientifique et savoir-faire professionnel ? (...)

Articulant la critique épistémologique des preuves scientifiques mobilisées dans les politiques des preuves avec l’analyse sociologique du savoir-faire des professionnels, Hugues Draelants et Sonia Revaz font l’hypothèse que, si les enseignants résistent, c’est parce que, à leurs yeux, le type de généralisation sur lesquelles les preuves scientifiques se construisent implique qu’on laisse de côté des dimensions de la réalité qui leur semblent pourtant essentielles pour agir en situation. Le cas de l’éducation sert ici de fil directeur à une réflexion plus générale concernant les limites de l’instrumentalisation politique de la science. Il ne s’agit cependant pas de considérer qu’il faudrait abandonner le projet d’utiliser la science pour améliorer les pratiques professionnelles ou pour élaborer des réformes publiques. Il s’agit plutôt de montrer que le type de preuve que l’on apporte aux professionnels ne s’appuie souvent pas sur le type de connaissances dont ils ont besoin. (...)

À partir d’une réflexion sur les origines historiques de la politique des preuves, les auteurs nous proposent d’abord de revenir sur l’histoire du raisonnement statistique. (...)

L’usage de ces outils mathématiques de connaissance du monde social est également très investi dans le monde éducatif, sous plusieurs formes (...)

Il existe cependant un décalage entre les promesses de la politique des preuves et ses résultats. Pour saisir cet écart, il est nécessaire d’examiner en détail ce qu’il se passe sur le terrain lorsqu’on applique des réformes justifiées par des raisons statistiques. Les auteurs proposent de revenir sur le cas particulier de la suppression des redoublements en Belgique. (...)

Non contents d’être inefficaces, les redoublements coûtent cher. La logique de l’efficacité se voit ainsi renforcée par celle de la rentabilité, la critique du redoublement est validée institutionnellement par une réforme qui, en 1994, instaure la promotion automatique.

Mais la mesure eut des effets secondaires inattendus. Pour les professionnels, le redoublement était un moyen de regrouper des élèves de même niveau de façon à créer des classes homogènes. Après sa suppression, les professeurs se trouvent face à la difficulté de prendre en charge des groupes d’élèves très hétérogènes, devant imaginer des façons d’opérer dans la classe une différenciation qui se faisait auparavant à l’échelle de l’établissement. Cette situation les amène encore à mettre au point des stratégies de contournement pour regrouper, malgré tout, les élèves ayant le même niveau sans utiliser le redoublement, par exemple en réorientant plus fréquemment les élèves en difficulté. Face au désaveu généralisé de la réforme, le gouvernement belge décide de supprimer la promotion automatique en 2001. Cet exemple illustre le type de problèmes que peuvent poser les réformes qui s’appuient sur des données statistiques sans s’intéresser véritablement à la façon dont les acteurs travaillent. Il montre aussi comment la simplification du réel nécessaire à l’élaboration de données statistiques peut favoriser l’émergence de débats binaires (pour ou contre le redoublement ?) plutôt qu’une critique sur certaines pratiques (qu’est qu’un bon – ou un mauvais – redoublement ?).

Les ignorances volontaires de la politique des preuves (...)

En ignorant momentanément certaines dimensions du réel, les statistiques permettent de mettre au jour des aspects de la réalité sociale dont nous ne pouvons avoir l’intuition à un niveau individuel. Sans études statistiques, il ne serait pas possible, par exemple, d’établir qu’il existe des inégalités sociales. Le risque est cependant important que cette ignorance cesse d’être momentanée et que les succès des données statistiques justifient que l’on ne prenne plus en compte les facteurs que les chercheurs avaient laissés de côté. Car, dans l’épreuve du réel, ce que les scientifiques font mine d’ignorer saute aux yeux. Il devient ainsi évident que ce qui n’avait pas été pris en compte devrait l’être (par exemple, les spécificités sociales propres à un établissement, le nombre d’élèves par classe, la façon dont l’attention des élèves varie dans la journée, etc.) et que c’est dans l’expérience de ce décalage que la résistance des acteurs à la politique des preuves se construit.

Dans le livre, les auteurs rendent compte de trois formes d’ignorances volontaires que nous nous contentons ici d’évoquer très brièvement : (1) L’ignorance de l’intuition, qui désigne la façon dont la politique des preuves tend à s’imposer d’autorité aux acteurs au nom de la rigueur de leurs justifications (« C’est prouvé ! ») et à traiter les intuitions professionnelles des acteurs comme des croyances infondées. (2) L’ignorance des causes, qui désigne la façon dont, dans les études statistiques, la prévision prime sur la compréhension, la notion de « facteur de risque » se substituant à celle de « cause ». Si cette perspective suscite des résistances sur le terrain, c’est parce que les acteurs ont des réticences à agir sans savoir pourquoi ils doivent agir comme cela. (3) L’ignorance des singularités, enfin, qui concerne le décalage que peuvent ressentir les acteurs entre ce que les experts disent de la réalité et l’expérience qu’ils en ont et qui est notamment lié aux fait qu’ils ne partagent pas les mêmes critères d’évaluation (...)

On regrettera cependant que ce travail de généralisation conduise les auteurs à aborder de façon finalement assez sommaire ce que le domaine de l’éducation pourrait avoir de spécifique. On aurait aimé, par exemple, en savoir plus sur les résistances des acteurs sur terrains. Quels arguments avancent-ils et dans quelles circonstances les expriment-ils à d’autres ? Quel est le profil des professeurs qui résistent aux propositions de la politique des preuves ? Au contraire, quel est celui de ceux qui y résistent le moins et même, le cas échéant, les accueillent à bras ouverts ? (...)

Lire aussi : "La Folie Evaluation, la nouvelle fabrique des servitudes"
Roland Gori, Marie-Jean Sauret, Alain Abelhauser

« En ce début de XXIe siècle, en Occident, la folie sociale a pris un nouveau nom, celui d’ÉVALUATION. » Le mot essaime partout. Il est à la fois le dispositif et le symptôme d’un mode de contrôle social contemporain particulièrement dangereux. 
La société occidentale demande maintenant à ceux qu’elle missionne, dans tous les domaines d’activité, de lui rendre des comptes – ce qui paraît très légitime –, mais en faisant de cette exigence un instrument de normalisation généralisée. On sait quel malaise cela génère. Il ne s’agit en fait pas tant de « rendre compte » que de s’en trouver, par ce biais, asservi. 
Les auteurs examinent le processus en cours. La « machine évaluative », alors même qu’elle donne de nombreux signes d’essoufflement, continue pourtant à se développer, et les tentatives effectuées tant pour la dénoncer que pour tenter d’en limiter les effets délétères n’amènent pour l’instant qu’à la renforcer. Les agences d’évaluation, diverses et variées, constituent aujourd’hui la nouvelle manière de donner des ordres et de faire de la politique sans en avoir l’air. 
Le contrat social de la démocratie est bel et bien entamé, si ce n’est rompu par cette forme de dictature que sont les chiffres : chiffres que l’on fait croire « évidents » et « naturels », alors même qu’ils se déduisent des rapports de force sociaux et symboliques. Il faut réinterroger la notion de « valeur » pour combattre efficacement l’évaluation. (...)