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La revue des droits de l’homme
« C’est au sommet du pouvoir d’État que réside le problème majeur »
Article mis en ligne le 18 décembre 2017

Entretien avec Patrick Weil, Directeur de recherche au CNRS. Quand le nouveau pouvoir empaume les Français. Ou de la violation sans précédent de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen

L’élection Française comme l’élection Américaine ont été marquées par un développement d’idéologies que l’on pourrait qualifier de populistes, révélant assez crûment l’existence d’importantes fractures sociales, géographiques et culturelles dans les deux Etats. Y a-t-il des ressorts communs au développement de ces mouvements des deux côtés de l’atlantique ?

1C’est certain. Dans nos grandes démocraties européennes et américaines, la colère de masses de citoyens s’incarne dans des mouvements contre le « système », elle s’attache à des leaders qui sont parfois des personnalités narcissiques ou autoritaires. Le phénomène est particulièrement renforcé par les régimes politiques où le pouvoir apparaît dévolu à un élu du peuple - les régimes présidentiels ou perçus comme tels, puisque la France reste, je le rappelle, un régime parlementaire dans le texte, même s’il devient de plus en plus présidentialiste en pratique. Le contre-exemple de la Grande-Bretagne, régime parlementaire, est parlant : la colère populaire s’est traduite par le vote du Brexit. Mais la tentative de personnalisation du pouvoir menée par Theresa May vient d’y échouer lamentablement.

2Les colères ‘populaires’ sont également le reflet d’une crise profonde des Etats démocratiques qui donnent le sentiment – une réalité en fait – qu’ils ne sont plus à même de réguler seuls, ou même ensemble, des forces qui échappent ainsi au contrôle politique, principalement les forces financières et économiques. Ce ne sont plus les citoyens qui contrôlent le monde autour d’eux, ou des problèmes de dimension mondiale tels le réchauffement climatique, la révolution numérique, la prolifération nucléaire. Cela conduit certains d’entre eux à chercher à donner tous les moyens de l’Etat à un homme perçu à tort comme “providentiel.” (...)

Pour les raisons qui viennent d’être mentionnées, il semble que nous vivons une période dangereuse pour les droits et libertés, et en particulier des libertés et droits des étrangers. Les systèmes institutionnels et contre-pouvoirs des deux États sont-ils bien armés pour faire face à ce recul des libertés ?

6Ce qui me frappe, c’est qu’à l’arrivée au pouvoir de Trump et de Macron, les premières mesures visent les étrangers. Une façon rapide et « facile » de signifier sa prise de pouvoir dans l’Etat, et le « changement » -dans le sens d’un durcissement - avec le pouvoir précédent. Les mesures prises par Donald Trump à l’égard des « musulmans » sont assumées, avec une outrance verbale certaine. Il y a une forte dimension de mise en scène car les pouvoirs conférés à l’exécutif américain lui auraient permis d’arriver aux mêmes fins sans faire autant de bruit. En effet, octroyer un visa n’est pas une obligation, et il n’y a pas de recours contre les refus de visa aux Etats-Unis, alors qu’il y en a en France. Trump aurait pu ordonner aux consulats américains de certains pays de forts contrôles et restrictions dans l’octroi de visas sans pour autant décréter leur arrêt complet. D’autant que le système de contre-pouvoirs a immédiatement fonctionné. (...)

En France, à l’inverse, nous avons un président moins provocateur, aimable dans son apparence, souriant et ouvert à l’accueil des réfugiés à Bruxelles ; mais dans la pratique, sur le terrain, à Calais et dans sa région, ce sont des droits fondamentaux qui sont bafoués par le pouvoir exécutif, et, comme le défenseur des droits Jacques Toubon l’a souligné, les récentes attaques sur les migrants à Calais s’apparentent à une remise en cause, d’une violence inédite, de la dignité des personnes. Même sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy il n’y avait pas eu un tel déferlement de violence. Cette volonté de « régler le problème » de l’immigration par une rationalité d’Etat technocratique et inhumaine nous fait revenir au temps de M. Giscard d’Estaing deuxième période. Et encore ! Même sous Giscard d’Estaing, les personnes n’avaient pas fait l’objet d’une telle violence sur le plan physique.

Pourtant s’ils voulaient vraiment changer la et de politique, nouveaux dirigeants politiques pouvaient choisir de le faire justement à Calais. (...)

il faut affronter la réalité de la situation et dire la vérité aux citoyens. On ne va ni supprimer la Manche, ni faire rentrer de force le Royaume-Uni dans l’espace Schengen ! Calais restera donc longtemps la frontière de Schengen avec le Royaume-Uni, sa première voie d’accès. Ce n’est pas la peine de mettre non plus en cause les Britanniques : ils n’y sont pour rien, pas plus que les Calaisiens d’ailleurs. Ce n’est pas cependant aux habitants du Calaisis de payer les coûts d’une situation géopolitique dont ils ne sont pas responsables. Il faut donc bâtir une solidarité nationale, mais également et surtout une solidarité européenne. (... ;)

On peut donc mieux réguler, mais il faut dire la vérité et dire aux calaisiens qu’il y aura toujours des arrivées de migrants dans le Calaisis, comme dire aux Américains qu’ils auront toujours le Mexique à leur frontière. Continuer comme aujourd’hui dans le déni et le mensonge, c’est politiquement entretenir le Front national. Du point de vue du droit, on laisse se perpétuer des traitements inhumains et dégradants sur le sol de France, comme l’a constaté la justice. Et ce que les juges ont constaté s’apparente à une atteinte à l’article 16, le plus important de nos institutions, celui de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Celui-ci énonce, pour mémoire, que “toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution.” À Calais, c’est la garantie des droits qui est en cause, or elle est au fondement de l’existence même de toute constitution (...)

Il y a aujourd’hui un affaiblissement des contre-pouvoirs, mais aussi et c’est différent -car c’est inconstitutionnel – il y a une mise en cause de leur séparation. La présidentialisation de notre régime politique a été renforcée par l’élection du président au suffrage universel. Celle-ci n’était pas inéluctable, Lionel Jospin avait réussi à incarner une lecture parlementaire du régime de la Ve qui était très populaire auprès du peuple Français. La réforme du quinquennat et l’inversion des calendriers électoraux lui a porté le coup de grâce. Il m’est toujours incompréhensible comment Lionel Jospin a décidé en fin de mandat de se faire hara-kiri, et de détruire ce qui était un fondement référentiel des valeurs de la gauche, à savoir le collectif, le parlementaire, et le rejet du despotisme. (...)

Mais comme si toute cette concentration du pouvoir ne suffisait pas, voilà que le nouveau Président « partage » une dizaine de ses conseillers avec le premier ministre dont la légitimité vient pourtant de l’Assemblée nationale, pas du Président. C’est inédit et je ne suis pas sûr que cela soit conforme à la constitution et au principe de séparation des pouvoirs.3 Dans le même ordre d’idées, il est également inédit que le président du groupe parlementaire de la majorité ait été choisi explicitement par le président de la république avant même que les parlementaires n’aient eu à ratifier ce choix, à main levée. Enfin, les traditions démocratiques et républicaines ont été bafouées quand l’opposition s’est vue refuser, pour la première fois depuis cinquante ans une juste représentation dans les différents postes à responsabilité de l’Assemblée nationale.

12Un pouvoir se met en place qui a empaumé les Français désireux d’abord de trouver plus de liberté d’entreprendre, puis d’échapper au danger du Front national. Ils se retrouvent avec, à la tête du pays, un homme qui représente le cœur de la haute administration. Cette haute administration nous a dirigés depuis très longtemps, mais toujours par l’intermédiation politique. Désormais elle a conquis le pouvoir direct. (...)

J’ai pu à quelques occasions depuis vingt ans voir de près fonctionner le pouvoir d’État. C’est à son sommet que réside le problème majeur. Pas chez les fonctionnaires de terrain, policiers, enseignants, inspecteurs des impôts qui connaissent le plus souvent bien leur métier, qui ont plein d’idées de réformes à accomplir et qui enragent des ordres et des contrôles absurdes qu’ils subissent trop souvent. Je ne mets pas en cause ici des individus ou des personnalités qui peuvent être exceptionnels et avoir choisi le service public dans ses plus hautes dimensions. Je mets en cause une formation et son monopole d’exercice du pouvoir. Un de mes collègues, que je ne citerai pas sans son autorisation, m’a dit un jour que l’élite anglo-américaine avait décidé que pour avoir la légitimité de lui succéder, ses enfants devaient apprendre des choses. À l’inverse, l’élite française a décidé que pour avoir la légitimité de lui succéder ses enfants devaient apprendre à parler des choses. La particularité française ce n’est pas d’avoir des partis politiques de gauche et de droite, des syndicats, des journaux, des débats c’est que le monopole du pouvoir d’État, a été assuré indirectement jusqu’à aujourd’hui, directement maintenant par une seule formation intellectuelle pour le moins contestable. On est arrivé là jusqu’à l’extrême d’un pouvoir. (...)

Que faire, alors, en France, pour remédier aux déséquilibres institutionnels et politiques qui viennent d’être décrits ?

D’abord saisir toutes les occasions des projets et des propositions de loi pour renforcer la démocratisation et l’équilibre des pouvoirs.

C’est par exemple une bonne initiative que de chercher à moraliser la vie publique, mais c’est bizarre de ne viser en priorité que les parlementaires, dans la mesure où ceux-ci n’ont désormais que trop peu de pouvoir. J’ajoute que les parlementaires ne doivent pas qu’être contrôlés, mais également protégés dans leur liberté de vote. J’ai été frappé, au moment où je me battais contre la déchéance de nationalité, par les pressions incroyables exercées sur les parlementaires. Je ne peux m’empêcher de remarquer à cet égard que la loi de 1905 prévoit que l’on peut condamner pénalement une personne physique lorsque celle-ci fait pression sur autrui pour le forcer ou l’empêcher d’exercer un culte.4 De la même façon, devrait être pénalement répréhensible et réprimé le fait de faire pression sur les parlementaires pour les obliger à voter dans telle ou telle direction. Il faut que leur liberté de conscience soit assurée ! Il faudrait également et surtout veiller à empêcher les tentatives d’influence qui peuvent exister sur toutes les autorités, que ce soit l’exécutif, le Conseil Constitutionnel – je pense ici à la pratique des « portes étroites »5 – ou d’autres. Il y a toute une réflexion à mener sur la manière de rendre plus transparents ces processus d’influence. Il faut garantir la liberté de la presse, en garantissant l’indépendance des rédactions ou bien, comme le propose Bruce Ackerman, en créant un financement de la presse sur la base des consultations des articles par internet et de leur qualité, appréciée par les lecteurs.