Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Bronchiolites, diabète, greffes : en pédiatrie, le tri affolant des petits malades
#pediatrie #hôpital
Article mis en ligne le 13 novembre 2022

Le ministre de la santé perd patience : en réponse à une pédiatre qui dénonce le « tri des malades », il se dit « choqué », menace d’une « enquête ». En nombre, les médecins confirment pourtant à Mediapart : dans toutes les spécialités, face à toutes les urgences, ils trient et ne veulent plus en assumer seuls la responsabilité.

La doctoresse Julie Starck, réanimatrice pédiatrique à l’hôpital Trousseau, à Paris, a prononcé des mots difficiles, jeudi 10 novembre, sur RTL : « On est obligés de trier les enfants. » Ce samedi, elle se fait reprendre par le ministre dans une interview au Parisien : « Je suis choqué par cette formule, c’est inadmissible […]. Je ne m’interdis d’ailleurs pas une enquête. Et si jamais de telles pratiques déviantes étaient avérées, des conclusions en seraient tirées », menace François Braun.

La jeune médecin est une des porte-parole du collectif Pédiatrie, qui réunit des professionnel·les et des associations de patient·es et qui s’est constitué, le 21 octobre dernier, à travers une alerte au président de la République signée par 4 000 soignant·es. Sans réponse de sa part à ce jour. Il était demandé à Emmanuel Macron de reconnaître « la responsabilité de l’État dans la survenue de la crise actuelle en pédiatrie ». « La santé est un devoir régalien », rappelle le texte.

Face aux menaces explicites du ministre, d’autres pédiatres sollicités par Mediapart montent au front en solidarité, comme le docteur Laurent Dupic, responsable du Smur pédiatrique de l’hôpital Necker, qui organise actuellement les transferts d’enfants entre hôpitaux. « On a une position de vigie, explique-t-il. Depuis trois semaines, on voit le système se déstructurer, tous les jours, heure par heure : des enfants dans un état grave sont maintenus dans des endroits inadaptés. Des bébés sous masque en oxygène, qui devraient être en réanimation, restent en pédiatrie générale, aux urgences, parce qu’il n’y a plus de places. »

Il revient sur le terme de « tri » récusé par François Braun. « C’est ironique de la part d’un ministre de la santé qui est urgentiste, tacle-t-il. On trie entre des urgences plus ou moins graves, et c’est une prise de risque. »

Ces mises en danger des petits malades, Julie Starck les décrit précisément : « On refuse des dizaines de bébés chaque jour dans notre réanimation. Tout le monde a peur, est terrifié. Tout le monde a cette culpabilité de laisser un enfant sur le carreau. On ne supporte plus de porter seuls cette responsabilité. Ce n’est pas notre faute si on fait mal notre métier. » (...)

En pleine épidémie de bronchiolite, la réanimation pédiatrique de l’hôpital Trousseau a, faute de personnel, quatre de ses 18 lits fermés, « depuis 18 mois ». Devant l’urgence, ce service aux effectifs normés a rouvert deux lits, au-delà de ses capacités humaines, et accueille parfois des petits malades dans le couloir, « des bronchiolites ventilées sur des respirateurs de transport, branchés sur des bouteilles d’oxygène, surveillés par un scope de transport, qui n’est pas relié au poste de surveillance générale », précise la doctoresse.

Julie Starck énumère toutes les catastrophes qui pourraient survenir (...)

Un nourrisson prématuré décédé après neuf heures d’attente

Un drame est peut-être déjà survenu, comme l’a révélé Le Canard enchaîné le 2 novembre. Deux bébés prématurés sont nés le 22 octobre à Trousseau, un des plus grands hôpitaux pédiatriques français. Ils avaient besoin d’une place en réanimation mais aucun lit n’était disponible. Les Samu pédiatriques étaient indisponibles, mobilisés par des urgences et des transferts d’enfants. Les deux bébés ont attendu 9 heures en salle de naissance.

Ils ont finalement été transférés à Poissy, dans les Yvelines, mais l’un d’eux est décédé. « Rien ne permet de confirmer » que le décès soit lié à un transfert trop tardif, répond l’Agence régionale de santé. Une enquête est en cours. (...)

Le ministre François Braun ne cesse de rassurer sur la sécurité de ces transferts. « Bien sûr, un transfert se fait en sécurité, s’énervait le professeur de réanimation pédiatrique Stéphane Dauger dans Mediapart le 24 octobre. Le problème, et le ministre le sait très bien, n’est pas là : on risque d’avoir un problème avec un petit patient, parce qu’une équipe de Smur pédiatrique sera partie à Rouen, Amiens, Reims, Orléans ou Caen. » (...)

Fébrile, le ministre empile depuis plusieurs semaines les mesures d’urgence. Mi-octobre, ont été débloqués 150 millions d’euros pour financer des heures supplémentaires et des revalorisations des heures de garde et de nuit dans les services en tension. L’enveloppe a finalement été gonflée à 400 millions d’euros le 2 novembre.

Le 9 novembre, il a déclenché le plan Orsan dans les hôpitaux, pour faire face à une « situation sanitaire exceptionnelle », à savoir « une épidémie intense et précoce du virus de la bronchiolite », « une épidémie qui dépasse les pics épidémiques que nous avons connus depuis plus de 10 ans », a-t-il justifié devant le Sénat. Mais les professionnel·les de la pédiatrie fustigent sa communication. « Parler d’une épidémie intense, c’est du bluff. La vérité, c’est que rien n’a été anticipé », s’agace la professeure de neuropédiatrie parisienne Isabelle Desguerre. (...)

Une nouvelle fois, le système de santé est submergé par une épidémie. Celle-ci était effectivement prévisible : environ 20 000 enfants, surtout des tout petits, sont hospitalisés chaque année à cause du virus de la bronchiolite. Celui-ci est certes un peu plus virulent : le pic de 2 000 hospitalisations par semaine, des hivers 2018-2019 et 2020-2021, est dépassé, puisque 2 337 enfants ont été hospitalisés dans la semaine du 30 octobre au 6 novembre. Une accalmie se dessine, mais qui s’explique par le ralentissement des relations sociales pendant les vacances scolaires. Les pédiatres se préparent donc à un rebond.

Toutes les mesures annoncées, en plus d’être floues, ont des effets pervers, selon le collectif.

Le premier est qu’elles reposent encore sur les soignant·es : « Annulation de congés, exigence d’heures supplémentaires, changements de service, déplacements inter ou intra-régionaux », énumère-t-il, entre autres. « La maltraitance des soignants se poursuit. À chaque plan d’urgence déclenché, il est observé une vague de départs de soignants à sa levée », prévient-il. (...)

Le deuxième effet pervers de ces mesures d’urgence est, lui, immédiat : elles obligent à « de nouvelles annulations massives de soins, en chirurgie comme en médecine, notamment pour les enfants porteurs de maladie chronique », explique le collectif. (...)

En diabétologie, le pédiatre Marc de Kerdanet, également président de l’Aide aux jeunes diabétiques, enrage lui aussi : « J’ai l’impression de faire un travail de merde, alors que je donne des cours pour expliquer la bonne manière de faire. Je ne suis pas le médecin que je voudrais être, c’est dur sur le plan émotionnel, lourd à supporter. On est la septième économie mondiale, elle devrait protéger ses enfants. »

Le pédiatre rappelle la hausse constate du nombre d’enfants atteints de diabète de type 1, qui submerge l’hôpital. Pour des raisons inconnues, sans doute environnementales, cette maladie auto-immune progresse de 5 % par an. Du jour au lendemain, des enfants se retrouvent dépendants d’injections quotidiennes d’insuline. Pour apprendre à vivre avec leur maladie, ils doivent être suivis de près par les soignant·es, éduqués au niveau thérapeutique. Mais dans son service à Rennes, le docteur Kerdanet ne peut plus proposer que des consultations « à six mois. Cela se passe bien pour les patients observants, beaucoup moins bien pour ceux qui ont des difficultés à adhérer aux soins ». (...)

Des chimios et des greffes retardées

Dans son bureau de l’hôpital pour enfants Robert-Debré, à Paris, le professeur Jean-Hugues Dalles voit lui défiler « des jeunes infirmières, des jeunes médecins qui pleurent parce qu’ils doivent décaler des cures de chimiothérapie ». Immuno-hématologue pédiatrique, il soigne les maladies du sang de l’enfant, notamment des leucémies. Mais dans son service, 7 des 42 lits sont fermés, faute de personnel. Alors il faut jongler pour caser les séances de chimiothérapie des enfants. (...)

Quand survient « la catastrophe », pour la supporter, « il faut être sûr d’avoir fait le maximum. C’est insupportable, cette médecine dégradée en permanence, cette impression de maltraiter les enfants. On mine ce qui reste de forces vives ».

Son service pratique aussi des greffes de moelle osseuse. Seulement, sur les dix lits dédiés, trois sont fermés. Les greffes des enfants atteints de leucémie, qui ne peuvent pas attendre, restent assurées. Mais même pour eux, cela se tend (...)

Il y a d’autres petits patients qui ne sont, eux, plus greffés « depuis 18 mois », compte le professeur. Ils sont atteints de drépanocytose, une maladie du sang qui touche les globules rouges, provoque des anémies, des crises douloureuses, un risque d’infections bactériennes sévères. Dans les cas les plus graves, une greffe de moelle osseuse s’impose. Mais il n’y a plus de place pour eux à l’hôpital Robert-Debré. (...)

La pédiatrie a besoin d’un choc financier d’urgence (...)

La situation se dégrade très vite et l’issue semble s’éloigner tout autant. « Qu’est-ce qu’il faut faire ? Personne n’a la réponse, admet Jean-Hugues Dalles. Il faut un choc financier, c’est sûr. Il faut nous entendre aussi. Les chauffeurs de bus ont le droit d’arrêter la circulation pour se faire entendre. Les soignants, eux, doivent laisser la lumière allumée à l’hôpital. Aujourd’hui, ils sauvent leur peau en le fuyant. »

La neuropédiatre rappelle les revendications du collectif Pédiatrie : « Il faut un plan blanc pour la pédiatrie, mais sur le long terme. Il faut reconnaître nos compétences spécifiques : aujourd’hui, dans la tarification à l’activité, on est codés comme des services adultes, comme si on n’avait pas une expertise particulière. Alors on est tout le temps déficitaires, nos directions nous le disent pour nous refuser des embauches. » (...)