
La rencontre entre le philosophe Frédéric Lenoir et le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, organisée par Émile, fut douce, mais exigeante : parler du bonheur, du sens de la vie, questionne forcément chacun d’entre nous. Frédéric Lenoir a beaucoup travaillé pour atteindre cette sérénité si précieuse pour affronter les fragilités de la vie. Le philosophe a beaucoup écrit, aussi, sur cette quête qui fut la sienne. Des ouvrages qui ont connu un fort succès en librairie. Boris Cyrulnik, c’est une enfance rescapée des rafles, et l’invention d’un concept, celui de résilience. C’est aujourd’hui un homme de 81 ans, qui paraît éternellement jeune, et empli de cette sagesse, profonde et généreuse. Qui disait que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Voici un entretien que l’on aurait aimé prolonger encore…
Frédéric Lenoir, pour quelqu’un qui ne connaît pas Boris Cyrulnik, comment le présenteriez-vous ?
Frédéric Lenoir : J’ai beaucoup d’estime et d’admiration pour Boris Cyrulnik. Parce que son parcours est extrêmement touchant, fort. Il a su faire des difficultés qu’il a vécues – cette enfance douloureuse qu’on connaît – un chemin de lumière, duquel s’est dégagée une vraie sérénité. Ce parcours, et les explications qu’il a su donner sur celui-ci ont remis beaucoup de personnes qui souffraient sur un chemin d’espoir. J’ai moi-même lu presque tous les livres de Boris Cyrulnik, et ils m’ont beaucoup aidé dans mon cheminement intellectuel.
La même question pour vous, Boris Cyrulnik…
Boris Cyrulnik : Lorsque j’ai fait la connaissance de Frédéric Lenoir pour la première fois, j’ai trouvé que l’on se parlait de manière très décontractée, spontanée, sans superficialité aucune, comme cela peut arriver dans ce genre de rencontres. Et donc je me suis dit qu’il fallait que je le lise. Je lui ai certainement rapporté quelque fortune, puisque j’ai acheté tous ses livres ! En plus de ça, Frédéric Lenoir, qui est un grand spécialiste de Spinoza, m’a réconcilié avec ce philosophe, ce qui, après ma fâcherie avec Descartes, était bienvenu…
D’où venait cette fâcherie avec Descartes ? (...)
Seriez-vous d’accord avec cette fameuse phrase de Nietzsche : « Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » ?
B. C. : C’est faux ! Quand on est blessé, si on est laissé seul, on ne peut qu’entretenir la blessure. Sans personne avec qui partager ma souffrance, personne pour me sécuriser, cela va être beaucoup plus difficile de dépasser ce malheur. La « bonne heure » – et la représentation que je vais garder de cette « bonne heure » – est généralement due à une relation affective. Un enfant qui a grandi de manière sécurisante saura mieux affronter les difficultés par les représentations du bonheur qu’il aura eues grâce à son éducation.
« Je crois que le chemin intérieur que j’ai parcouru, c’est une acceptation de la fragilité. Je n’ai donc pas peur de la fragilité à venir, de la vieillesse. »
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Le bonheur et le malheur sont donc liés ?
F. L. : Je vais vous dire pourquoi je parle du bonheur… c’est parce que j’étais malheureux ! Je crois que pour beaucoup de ceux qui se sont intéressés au bonheur, comme Spinoza (qui a eu une adolescence très douloureuse), c’était un acte de salut. Pour ma part, j’ai eu un père violent et tyrannique, qui m’a donné une injonction paradoxale, c’est-à-dire « sois quelqu’un d’important, dont je sois fier, mais surtout ne me dépasse pas ». J’ai donc eu une ambition forte, mais je me tirais une balle dans le pied dès que je commençais à réussir. Ma mère, quant à elle, était certainement aimante, mais elle ne le manifestait pas du tout, parce qu’elle avait reçu une éducation catholique extrêmement stricte, dans laquelle il ne fallait ni toucher ses enfants ni leur dire qu’on les aimait. Elle avait aussi subi la perte intra-utérine de ma sœur jumelle, et donc avait eu une grossesse très difficile, qui avait été précédée par une fausse couche. Elle ne voulait pas s’attacher à l’autre enfant, c’est-à-dire moi. La vie a donc été douloureuse et très vite, vers 7-8 ans, je me suis interrogé pour savoir comment être heureux, comment trouver ma place sur terre, comment donner un sens à ma vie. Cela a été le départ d’un questionnement, et c’est vraiment l’imaginaire et l’intelligence qui m’ont sauvé, parce que j’étais bloqué dans mon corps et mes émotions. Ce chemin est passé par 15 ans de thérapie, et par un apprentissage philosophique et spirituel. Cela fait 35 ans que je pratique la méditation et que je fais ce travail sur moi qui m’a permis de transformer complètement ma relation à la vie. (...)
j’ai eu de vrais secours dans la vie. Je rejoins ce que disait Boris Cyrulnik à l’instant : j’ai eu des frères et sœurs merveilleux. L’affection que je n’avais pas avec mes parents, je l’ai eue avec eux. Donc, oui, il y a eu ces mains tendues, ces rencontres qui m’ont permis de grandir. Des rencontres extérieures à ma famille aussi. Et ce qui fait qu’après une vingtaine d’années de quête et de travail sur moi, j’ai appris à aimer la vie de manière inconditionnelle. (...)
Les empreintes de l’enfance n’ont pas disparu, il y a encore des blessures, mais ce ne sont plus elles qui me font agir. Ce sont comme des traces, des cicatrices.
B. C. : Vous avez employé le mot « empreinte », qui est assez juste. Les traces ne disparaissent jamais, mais la connotation affective de la trace peut changer. (...)
. Quand j’étais enfant, je pensais que tout ce qui m’arrivait était une malédiction… j’étais juif, j’allais donc mourir. C’était normal qu’on me tue, puisqu’autour de moi, c’était ainsi. Mais j’ai travaillé autour de cet événement, et j’ai réussi à métamorphoser la représentation de ma mémoire. Maintenant, je ne souffre plus de ce qui est arrivé.
F. L. : Cela rejoint ce que disent Épictète et Bouddha : « Ce n’est pas la réalité qui peut nous faire souffrir, c’est la représentation que nous en avons. » Il faut faire une distinction entre la douleur et la souffrance : la douleur, c’est objectif (un proche décède, vous ressentez de la douleur) ; mais à la douleur peut s’ajouter la souffrance, c’est-à-dire la représentation psychique qu’on a de la douleur. C’est là-dessus qu’on peut travailler, et on peut tous le faire. (...)
Boris Cyrulnik, que pensez-vous de la phrase de Kant : « Si la providence avait voulu que nous fussions heureux, elle ne nous aurait pas donné l’intelligence » ?
B. C. : Kant pense que le bonheur est un idéal de l’imagination et non pas de la raison. C’est en partie vrai, c’est en partie faux. C’est vrai que nous avons des représentations tout à fait imaginatives du bonheur, et qu’il peut y avoir une très grande part d’illusion dans le bonheur. Un bonheur absolu, total, n’existe pas sur terre. Le bonheur viendra, en effet, comme le dit Frédéric, de la manière dont on regarde la vie. Et là-dessus, je pense que la raison joue un rôle. (...)
Est-ce que vous avez connu récemment un sentiment de révolte ou de colère ?
F. L. : Quand j’ai entendu le ministre de l’Agriculture dire qu’on ne savait pas si les animaux souffraient lorsqu’ils sont abattus ! Ça m’a mis très en colère. On est dans un déni de réalité, pour des motivations purement économiques. Mais pour moi, la colère se transforme toujours en action. Mon moyen de dépasser mes émotions, c’est d’agir. Et donc sur la cause animale qui me tient à cœur, j’ai écrit un livre, j’ai créé une association, je milite pour essayer d’avoir un impact sur le réel plutôt que de le subir. Et je fais la même chose dans bien d’autres domaines : les personnes âgées isolées, le peuple tibétain, les femmes victimes de violences, l’environnement, l’accueil des migrants, etc. (...)