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Bilan 2020 : les peuples « ne peuvent plus respirer »
Alain Bertho anthropologue
Article mis en ligne le 31 janvier 2021

En 2020, la défaillance biopolitique des Etats face à la pandémie a aggravé une crise de légitimité déjà flagrante. Le face à face brutal des peuples et des pouvoirs se polarise aujourd’hui sur les enjeux de démocratie, de libertés et de gouvernance. La politique ne connaîtra aucun « retour à la normale ». À nous de construire ensemble le « jour d’après » démocratique que nous voulons.

« Un barrage a cédé. Des torrents de colères, d’anxiétés, de frustrations, de rêves, d’espoirs et de peurs déferlent. C’est comme si nous ne pouvions plus respirer » (John Holloway, Avis de tempête, 2020).Comme mieux caractériser l’année que nous venons de vivre ? Et comment mieux se préparer à celle qui s’ouvre aujourd’hui sur des émeutes contre le confinement aux Pays-Bas comme au Liban ?

Après les soulèvements de 2019, le choc universel de la pandémie avec son lot de peurs, de dénis complotistes, de solidarité, d’obéissance et de révoltes a été un choc pour les peuples mais aussi pour les Etats. S’il est une occasion pour ces derniers d’accentuer le contrôle des populations, il est aussi, pour toutes et tous un révélateur de leur incompétence, de leur lien privilégié avec des puissances financières qui font même de la mort leur source de profit. Un fossé se creuse entre les peuples et leurs gouvernants qui a fait de 2020 une année record pour la violence civile et politique. Ce grand écart crée aujourd’hui une situation radicalement nouvelle qui relègue le « jour d’après » comme celui du « retour à la normale » au rang de conte de fée à l’usage des présidents et des ministres. (...)

La mesure la plus sûre de la colère des peuples est l’oubli de soi dans l’affrontement avec le pouvoir, l’engagement et la mise en danger du corps dans une exigence d’interlocution, de parole ou de prise en compte obstinément refusée. La mesure la plus sûre de la brutalisation des pouvoirs est le bilan humain des violences d’État. Le travail de David Dufresne sur la répression du mouvement des Gilets jaunes nous montre qu’un seuil historique a été franchi en France en 2019. Il a été franchi ailleurs au terme de deux décennies de brutalisation des rapports sociaux et politiques dans le monde et de 30 ans de financiarisation prédatrice de l’économie.

Si « Le monde n’est plus géopolitique » comme le démontre Bertrand Badie, il est clair que les « intersocialités » dont il annonce l’émergence s’installent dans la douleur collective. Car le ton monte des deux côtés. Si la rage de la révolte se forge dans l’autisme des puissants, leur mépris des classes populaires et leur indifférence à la violence sociale et économique qu’elles subissent, il est clair que l’incompétence grandissante des pouvoirs et leur indifférence au sort des populations va de pair avec leur autoritarisme et leur brutalité croissante. (...)

Depuis le début du siècle cette violence est en hausse avec, depuis 2016, une progression annuelle régulière. (...)

Le Covid n’a pas fait taire les peuples, au contraire. La confirmation dramatique de la défaillance sociale et biopolitique des Etats a encore plus fortement mis à l’épreuve leur légitimité que les soulèvements de 2019. La colère se concentre sur l’efficacité de la gouvernance et son autoritarisme policier.

Un cinquième des affrontements concerne les politiques sanitaires et un cinquième les mobilisations contre la police et les violences policières. (...)

plus de 60% des situations d’affrontement sont générées par une remise en cause fondamentale de l’autorité publique, de sa légitimité et de sa police. (...)

L’année 2019 s’était singularisée par un premier record d’affrontements civils dans le monde et surtout une cascade de soulèvements d’ampleur nationale, à commencer par le mouvement des Gilets jaunes en France dès le 17 novembre 2018. Rappelons la chronologie :

  1. Janvier : mobilisations au Venezuela et Soudan.
  2. Février : émeutes en Haïti contre la vie chère, violences électorales au Sénégal.
  3. Mars : début du « Hirak » en Algérie
  4. Avril (jusqu’en octobre) : mobilisation universitaire en Colombie
  5. Mai (jusqu’en octobre) :émeutes au Honduras contre la privatisation de la Santé et de l’École.
  6. Juin : émeutes à Hong Kong contre un projet de loi d’extradition.
  7. Août : émeutes en Papouasie.
  8. Septembre : émeutes anti Jovenel à Haïti ; et en Indonésie contre une réforme liberticide.
  9. Octobre : soulèvement Oromo en Éthiopie ; soulèvement en Bolivie contre la fraude électorale, en Équateur contre le prix de l’essence, au Chili contre la hausse du prix du métro, à Panama contre une réforme constitutionnelle interdisant le mariage Gay, en Irak contre les pénuries et la corruption, au Liban contre une taxe sur WhatsApp, en Guinée Conakry contre le 3° mandat du président Alpha Condé, en Catalogne contre la condamnation des dirigeants indépendantistes…
  10. Novembre : émeutes en Iran contre l’augmentation du prix de l’essence.
  11. Décembre : émeutes en Inde contre le Citizenship Amendment Act limitant l’accès à la nationalité des musulmans.

En Irak, en Iran, au Liban, à Hong Kong, en Inde, au Chili, mais aussi en France, ces soulèvements ont été brutalement réprimés. La colère ne s’est pas éteinte pour autant. Nombre de ces pays continuent en 2020 à être secoués par les mobilisations sociales et politiques violentes malgré la répression et le Covid. (...)

Au Chili, la situation reste explosive (...)

En Inde, la mobilisation s’est diversifiée. (...)

Au Liban, la colère populaire se réveille notamment après les explosions du 4 août 2020. (...)

En Irak, malgré la répression, la mobilisation reprend de façon sporadique et plus localisée (...)

En Colombie, pourtant marquée de longue date par la brutalité des pouvoirs, « la bavure de trop » déclenche des dizaines d’émeutes à l’automne (...)

En Guinée, l’organisation des élections génère près de 80 émeutes, souvent meurtrières. (...)

En France, l’autoritarisme croissant et la succession de lois liberticides, font du pays le deuxième du monde pour le nombre d’émeutes et affrontements civils, presque à égalité avec les USA où les affrontements ont suivi le meurtre de George Floyd (...)

De nouvelles mobilisations de masse génératrices d’affrontements émergent durant l’année en Israël, au Sénégal, au Nigéria, au Costa Rica. (...)

Les politiques sanitaires durant la pandémie créent des situations de violence assez diverses. Les plus médiatisées sont sans doute celles des opposants directs à ces politiques : anti-masques, anti-confinements, antivaccins. Marquées à l’extrême droite ou par un fondamentalisme religieux comme en Israël, ces violences sont surtout présentes en Europe ou en Amérique du nord. Elles sont très différentes des mobilisations de désespoir social qui se développent en Amériques latine, en Afrique, en Asie du sud, parfois accompagnées de pillages. Plus spécifiques encore, celles, ponctuelles réclamant des mesures sanitaires plus strictes comme le mouvement lycéen en novembre 2020 en France, fortement réprimé à Paris, Saint Denis, Alès, Nantes, Saint-Nazaire , Lyon, Mantes la Jolie, Pau, Montataire, Limoges, Saint-Nazaire, Compiègne et Cergy. (...)

En marge de ces mobilisations explicitement motivées par les réponses gouvernementales au Covid, voire l’absence de réponse adéquate, il est évident que l’autoritarisme souvent policier, des politiques sanitaires génère d’autres tensions et d’autres affrontements entre les populations et la police. Il est ainsi frappant de constater qu’en France, la chronologie des incidents entre les jeunes et la police dans les quartiers populaires est calquée sur la chronologie des confinements. (...)

Violence policière et racisme d’État : pour une nouvelle universalité.

L’autoritarisme policier qui a accompagné la gestion publique de la pandémie a donc contribué à tendre en général les rapports police/population. Les émeutes et affrontements déclenchés par la brutalité de la police ont doublé entre 2019 et 2020. (...)

L’ampleur et la résonance mondiale du mouvement Black Lives Matter et de la mobilisation sans concession qui a suivi le meurtre de George Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis (Minnesota) restera l’un des événements majeurs de l’année. En France, l’affaire Adama Traoré et la mobilisation du Comité Justice pour Adama sortent de la confidentialité militante. (...)

En France comme aux USA, sur le terrain des mobilisations, des émeutes comme dans le débat public ,on observe en effet cet apparent paradoxe : plus la révolte impose la dénonciation d’une violence d’État racisée ou d’une violence sociale genrée et la met en perspective historique et « décoloniale » et plus elle universalise sa portée et rassemble largement. (...)

On ne sera donc pas étonné que ces nouvelles exigences et leur convergence soit devenues la cible prioritaire des diatribes gouvernementales françaises soutenues par quelques nouveaux chiens de garde, acharnés à dénoncer pêle-mêle « l’islamogauchisme », cancel culture, analyses décoloniales qualifiées de « racialisme » et « d’indigénisme ». (...)

En 2019, presque tous les soulèvements ont visé la totalité de la classe politique, sa corruption, son incompétence, sa brutalité. Les forces politiques, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition, ont été en retour unies dans la peur de la rue, de sa radicalité et de sa violence, en France comme au Liban, en Irak comme au Chili.

Aggravée par la défaillance biopolitique des Etats, cette défiance se manifeste crument en 2020 et singulièrement sur les questions directement institutionnelles (...)

Le continent africain, notamment l’Afrique subsaharienne, est plus coutumier de ces soubresauts. En 2020, l’Afrique de l’Ouest est particulièrement impactée. (...)

Émeutes et soulèvements prennent le pas sur le terrorisme (...)

Depuis 2016 les mobilisations sociales et politiques non directement « identitaires » l’emportent de façon massive dans les situations d’affrontement avec les pouvoirs en place. Ce constat est en décalage évident avec les dominantes du débat public sur le séparatisme en France, malgré quelques comptes rendus journalistiques fort bien documentés.

« L’effet Macron » sur la brutalisation des rapports sociaux et politiques.

À reprendre continent après continent la carte des colères du monde, on en vient à penser que la France y teint une place presque emblématique de l’époque. Aucune facette ne manque. (...)

Le pays fait en direct l’expérience des effets de l’affaiblissement des services de l’Etat après des années de démantèlement, de l’incompétence structurelle et autoritaire de celles et ceux qui le dirigent, de la crudité cynique des choix économiques au détriment de la vie sociale dans toutes ses dimensions (culturelles, festives, amicales), du sacrifice massif de la jeunesse assignée au télé-enseignement, privée de petits boulots, culpabilisée, réprimée. (...)

L’effet de dévoilement amorcé par le mouvement des Gilets jaunes fut dévastateur. La réponse du pouvoir reste obstinément celle de la fuite en avant sécuritaire : violence de la répression, lois liberticides, islamophobie d’Etat au nom d’une République qu’il contribue ainsi à défigurer. (...)

Le fossé qui se creuse entre l’État et les peuples dont j’ai tenté de faire le tableau dans Time Over, le temps des soulèvements , invalide pour une part les anciennes façons de penser la politique, ses objectifs, sa stratégie, la subjectivité collective qu’elle est censée mobilisée. Les soulèvement du printemps arabe n’avaient pas de stratégie de pouvoir (Dégage !) , ni ceux qui leur ont succédé dans les années 2012-2015.

Lorsqu’elle se fait mouvement de masse, la contestation des pouvoirs autoritaires et défaillants ouvre à chaque fois une page blanche sur laquelle elle écrira son propre récit. Sa direction n’est pas donnée d’avance. (...)

Faut-il rappeler que l’effondrement géopolitique et culturel du communisme, ce « désastre obscur » selon Badiou, a réouvert les chantiers du contre-récit : pour le meilleur avec l’altermondialisme au début des années 2000, pour le pire avec le retour en force d’un mahdisme djihadiste dix ans plus tard. Les deux décennies que nous venons de vivre sont marquées par cette recherche par les grandes mobilisations aux stratégies erratiques qu’ont été les printemps arabes en 2011 ou les soulèvements de 2019 dans le monde.

Durant ces dernières années, deux mobilisations ont montré une puissance de rassemblement intercontinentale et de critique fondamentale de l’ordre crépusculaire du capitalisme financier : le combat contre la domination masculine et l’antiracisme politique. (...)

Le « jour d’après » reste à construire.

Combien d’entre nous ont salué la fin de cette « année maudite » ? Mais qui nous dit que 2021 ne sera pas pire ? Sur le plan sanitaire les voix les plus autorisées nous promettent des mois difficiles avec l’arrivée de « variants » qui sont autant de nouvelles pandémies potentielles. Il est temps de prendre au sérieux cet « Avis de tempête » qui s’impose et que décrit si bien John Holloway .

Les autorité publiques qui se sont refusées jusqu’ici à inscrire la crise sanitaire dans la durée semblent arriver au bout de la succession des bricolages. Les mesures purement restrictives de libertés et de destruction de la vie sociale, dont l’efficacité est toujours provisoire, risquent d’être de moins en moins acceptées.

Au regard du bilan de 2020, les mois qui viennent dessinent quatre enjeux majeurs :

La crise de légitimité des Etats dont la défaillance climatique et biopolitique a été brutalement révélée par la pandémie et que l’inscription de la crise dans la durée ne peut que décrédibiliser davantage.
Le caractère mystificateur les discours sécuritaires anti-terroristes et islamophobes démontré par le recul mesurable tant du terrorisme que des conflits communautaires ne va pas invalider son usage politique. Mais cette usage nécessitera une hystérisation sans précédent du débat public. Elle a déjà commencé.
La montée d’un affrontements brutal entre les peuples et les pouvoirs dans une dérive autoritaire qui correspond aux besoins des formes nouvelles et hyperprédatrices du capitalisme financier.
L’émergence de mouvements de lutte contre des discriminations structurelles (raciales, coloniales et post coloniales, masculines), qui contribuent à poser l’exigence de refondation du grand récit de l’Humanité et de l’Universalité.

Aucune stratégie politique ne peut s’exempter de ces quatre défis qui pèseront sur la façon dont nous allons, dans les mois qui viennent, faire face à une menace sanitaire dont tout indique qu’elle va s’accentuer. (...)

Qu’on se le dise : le « jour d’après » n’aura lieu que si nous le construisons ensemble. En France, celles et ceux qui se projettent déjà dans l’échéance présidentielle feraient bien d’y réfléchir et de ne pas se tromper d’époque et de monde. Car, si comme le concluait simplement Netchaïev « le temps des gens ordinaires arrive », c’est que « la démocratie est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer un pouvoir. »(Jacques Rancière)