
Les révoltes de 2005 ont quinze ans. A l’époque, durant presque trois semaines, de nombreuses personnes ont affronté les forces de l’ordre, à la suite de la mort dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois de deux adolescents, Zyed et Bouna, cherchant à échapper à la police. Ces événements ont profondément secoué nos représentations des quartiers populaires. Mais les articles parus pour couvrir l’attaque d’un commissariat de Champigny le 10 octobre à coups de feu d’artifice montrent que la plupart des médias n’ont pas pris en compte les réflexions menées depuis toutes ces années sur leur traitement des quartiers populaires.
A la lecture des principaux sites de presse français au lendemain de l’attaque du commissariat de Champigny, il faut noter que l’on ne nous dit rien de ses causes (l’accident de scooter que certains habitants du quartier imputent à la police). On ignore qui a attaqué (une quarantaine de « délinquants » selon les politiques locaux et le ministre de l’Intérieur). On ignore également s’il y a un rapport avec l’attaque de ce même commissariat en avril. L’AFP met même en parallèle cette attaque avec des coups de feu visant des policiers à Herblay, à plus de 40 kilomètres de là, de l’autre côté de la région parisienne, sans qu’aucune relation concrète entre les deux puisse être établie… En revanche on peut lire et entendre des réactions de la part des politiques et de la part de la police dénonçant l’attaque ou la « haine antiflics » et qui établissent des relations sans preuve entre le trafic de drogue censé régner dans la ville et l’attaque…
Les conséquences de tels articles sur l’image de toute une ville et en particulier ses quartiers populaires sont flagrantes : mauvaise réputation et incompréhension d’une large partie des lecteurs, une dynamique mortifère pour les habitants alliant volonté de partir et sentiment de honte, et une pierre de plus à l’édifice de la défiance envers les journalistes sur le terrain. Mais n’est-il pas temps d’écouter ce que, du Bondy Blog à la ZEP, en passant par Fumigène, Streetpress et bien d’autres, les journalistes ayant travaillé en quartier populaire répètent depuis tant d’années ? (...)
« Attention à ce que vous dites, Monsieur est journaliste. Il note et enregistre tout ! » Ce sont les mots qui m’ont accueilli lorsque je suis arrivé en 2015 dans deux quartiers en rénovation urbaine dans la commune du Nord Saint-Pol-sur-Mer. (...)
Beaucoup de mes interlocuteurs ont accepté de me rencontrer seulement parce que je leur avais été recommandé par une personne de confiance et ils ne se privèrent pas de me le rappeler. Et je fus renvoyé régulièrement à un archétype du reporter télé dont Bernard de La Villardière, animateur de la chaîne M6, semblait être alors le plus criant avatar depuis son affrontement avec des jeunes de Sevran, en Ile-de-France, à l’automne 2016. Cette tension ne vient pas de nulle part, elle doit beaucoup à des pratiques médiatiques qui se sont répandues dans la profession.
Pour un journaliste de la banalité
Le sociologue Jérôme Berthaut présente dans son livre la Banlieue du « 20 heures » comment l’image péjorative de la « banlieue » s’est imposée dans les médias et en particulier dans le journal télévisé de la chaîne publique France 2. Cette représentation doit beaucoup à la volonté de traiter les périphéries des villes et leurs quartiers pauvres uniquement par les faits divers, sordides le plus souvent.
Une conséquence logique des techniques qui prédominent dans la profession : pour que le récit soit vivant, les journalistes ont tendance à aller chercher ce qui dérange, ce qui sort de l’ordinaire. Parce qu’on a peur que la réalité ne soit pas assez parlante, trop fine, trop timide. On cherche du clair, du défini, du gros, quelque chose que l’on peut faire comprendre dans un sujet d’une minute trente à la télé ou à la radio, et caser dans une colonne d’un quotidien régional. Un événement, c’est clair, ça tranche et ça fait une jolie histoire.
Certes, il y a de la violence – physique et symbolique – dans les quartiers populaires ; certes, il y a des morts tragiques. Mais doit-on attendre un mort ou une attaque de commissariat pour s’intéresser à un quartier ? (...)
l’accidentel nous empêche de percevoir la réalité de ces lieux dans toute sa diversité car nous la racontons seulement dans ce qu’elle a d’extraordinaire, de manière positive ou négative. Nous oublions ainsi ce qui fait pourtant la plus grande part de la vie et du réel : la banalité du quotidien (...)
Ce qui vaut pour les quartiers populaires vaut pour le reste du pays et au-delà de nos frontières. Si on ne traite la ruralité qu’en parlant d’agriculture par exemple ou bien si on ne traite des pays d’Afrique que lors des conflits armés, quelle image donne-t-on de ces endroits ? Si l’on ne peut pas se passer d’informer sur ces questions, il faut également présenter ce qu’il y a de banal et de quotidien dans tous les espaces dont nous parlons. Mais je ne me fais pas d’illusion, nous aurons toujours des biais dans notre manière de représenter le réel. C’est pourquoi je pense que l’on doit arrêter de les cacher derrière une objectivité de façade mais au contraire les dévoiler au grand jour. Or cela semble dans de nombreux médias plus facile à dire qu’à faire. (...)
je pense que le journalisme a tout à gagner à assumer que les vérités qu’il établit sont « partielles » comme l’exprime l’anthropologue américain James Clifford dans son livre Writing Culture paru en 1986. En tant que journaliste avec un vécu particulier, je vais aborder les sujets que je traite et les gens que je vais interroger d’une certaine manière. Un ou une autre journaliste le fera autrement et ne choisira pas les mêmes informations à mettre en avant, les mêmes témoins, etc. Notre travail final s’en ressentira ainsi que la réaction du public. Nous diffusons donc des « vérités situées ».
Pour le journalisme, qui a fait de la quête de « la » vérité sa raison d’être, cette affirmation peut sembler perturbante. Pourtant, dire que la vérité des individus est construite en fonction de leur classe sociale, de leur genre, de l’expérience sociale de leur présumée appartenance « raciale » ne remet pas en cause la recherche des faits et de la vérité. Dire cela, ce n’est pas tomber dans un relativisme absolu où tout se vaut. Au contraire, cela permet de s’approcher au plus près de la vérité en prenant en compte toutes les dimensions de la réalité que l’on observe et en particulier les jeux de pouvoir et les rapports de force dans lesquels sont pris les individus que nous interrogeons et nous-mêmes qui les interrogeons. (...)
je précise que ces propositions de journalisme de la banalité, de journalisme situé et de journalisme réfutable ne sont pas exclusives et n’ont pas vocation à remplacer l’ensemble des pratiques existantes. Je les conçois comme des portes ouvertes sur d’autres pratiques que certains journalistes ont déjà adoptées depuis des années.
Défendre des pratiques multiples du journalisme, revient pour moi à souhaiter que des espaces de réflexions sur le journalisme émergent et que les médias en ayant les moyens créent, expérimentent, essaient au-delà de la seule adaptation de nos pratiques aux technologies numériques.
Il nous faut aussi parler d’écriture, de formes narratives, de modalité d’enquêtes, de méthodologie du terrain, des biais sociologiques, de responsabilité et d’engagement politique. (...)