
Si Assange disparait, ce sont tous les disparus de l’Exception qui disparaissent un peu plus. C’est le monde qui sombre plus profondément encore dans le mensonge, l’arbitraire, la tyrannie, les crimes de masse impunis, la destruction. Ce monde qui conserve pourtant des capacités de civilisation, de communauté, de création. Il faut défendre Julian Assange, maintenant !
Leurs corps fondent à l’ombre de la prison et leurs esprits se désorganisent.
Un pêle-mêle de combattants ennemis illégaux des États-Unis se meurent dans l’obscurité et la solitude, dépouillés de leurs droits fondamentaux par l’Exception. Cela au prétexte de la Guerre contre la Terreur, qui persévère depuis 2001, sourde aux réprobations.
Ils ont été capturés, vendus, confondus avec un autre ou kidnappés dans des restitutions extraordinaires2. Ils ont été torturés, ont fait des « aveux », et maintenant ils attendent.
La prison militaire américaine de Guantánamo, qui dans un temps pas si lointain comptait 779 hommes, en retient toujours une quarantaine dans ses murs sur la côte sud Est de Cuba. Un territoire de souveraineté Cubaine, sous contrôle exclusif des États-Unis depuis qu’un traité de 1903 leur a donné un bail à perpétuité – pratique, pour fabriquer de l’exception. Ni inculpés, ni libérables, les détenus de Guantánamo sont des suspects à durée indéterminée. Soi-disant de grande valeur, ils ne sont pourtant pas vaillants, au bord de l’effondrement physique et psychique. Les tenanciers s’inquiètent, se renseignent auprès d’autres pénitenciers du continent : Comment amener les soins palliatifs dans une prison qui se transforme en mouroir ?3 4
En nommant sa réponse aux attentats du 11 Septembre « guerre » contre la terreur, en parlant des suspects de terrorisme comme des « combattants ennemis5 », les États-Unis se sont autorisé les coups permis par les règles de la guerre (capture de prisonniers, détentions préventives le temps indéterminé de la guerre, tribunaux militaires spéciaux, surveillance des populations...). Mais dans le même temps, en qualifiant d’« illégaux » ces combattants, les terroristes présumés, l’Empire s’est aussi permis de s’arranger avec ces lois, refusant à leurs détenus des droits fondamentaux (notamment l’habeas corpus, le droit d’une personne de pouvoir contester la légalité de sa détention) et autres droits réservés aux prisonniers de guerre dans le cadre de la Convention de Genève.6
Ni tout à fait ennemis, ni tout à fait combattants... Ce sont pourtant des Hommes.
Julian Assange, enlevé sur le lieu de son asile politique
Au même moment de l’autre côté de la planète, un homme subit un sort devenu de plus en plus semblable.
Le fondateur de WikiLeaks Julian Assange dépérit, enfermé dans un état de santé critique dans l’aile médicale de la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres. Cette prison est surnommée le Guantánamo Britannique, pour avoir été le lieu d’une justice anti-terroriste arbitraire au début des années 20007. Parmi les détenus actuels figurent des personnes reconnues coupables d’attentats meurtriers. Que fait emprisonné là un journaliste plusieurs fois primé, qui a certes fait couler beaucoup d’encre mais jamais une goutte de sang ? (...)
Au milieu d’une capitale européenne, ces États s’autorisaient ainsi un pied de nez aux règles internationales en matière de droit d’asile. Assange doit rester emprisonné jusqu’au procès d’extradition programmé en février 2020, lequel déterminera si la Grande-Bretagne accepte ou non de le livrer aux États-Unis comme demandé.
En effet, immédiatement après l’enlèvement d’Assange, les États-Unis ont abattu leurs cartes, concrétisant une menace que trop peu de monde avait prise au sérieux jusque là : ils veulent la peau d’Assange, et à la suite de son exemple, réduire à l’impuissance tous les contre-pouvoirs, à commencer par une presse libre et indépendante ; les journalistes, les sources, les lanceurs d’alertes, les désobéissants, considérés comme des traîtres. (...)
Les 17 chefs d’accusation retenus contre Assange par la justice étasunienne sont liés aux activités journalistiques de WikiLeaks. En cause, la publication d’informations authentiques, dans l’intérêt du public, en collaboration avec de nombreux journaux de plusieurs pays14.
En particulier, les accusations sont liées à la publication par WikiLeaks et ses partenaires de documents confidentiels de l’armée américaine, transmis par la lanceuse d’alerte et ancienne analyste militaire Chelsea Manning afin de faire connaître au monde entier la réalité des crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak et en Afghanistan. Comme toutes les publications de WikiLeaks, les documents sont classés dans une base en ligne avec moteur de recherche, formant une archive sans précédent sur la fabrique de l’Histoire, accessible à tous les civil·e·s, journalistes, chercheur·se·s et citoyen·ne·s. (...)
Chelsea Manning, qui a déjà été condamnée pour ces faits, emprisonnée puis libérée, est de nouveau en prison pour une durée indéterminée, cette fois pour outrage au tribunal : incorruptible, elle refuse de témoigner devant le grand jury de l’état de Virginie, instance spéciale qui enquête et formule ses accusations à huis clos sur Assange. Elle est rejointe dans sa résistance au grand jury par l’également incorruptible anarchiste Jeremy Hammond, à qui la « justice » a fait le même tour alors qu’il parvenait vers la fin de sa peine16. (...)
D’une certaine manière, en enfermant aujourd’hui Assange à la prison de Belmarsh à Londres, les États-Unis et ses alliés le replacent au point de départ de ses intentions. Le héros de la transparence rejoint les rangs des détenus fantômes et des centaines d’humanités abusées dont il aidé à faire connaître le sort au travers de WikiLeaks.
Il s’agit d’assimiler le journaliste aux « pires du pire », the « worst of the worst »20, pour reprendre l’expression fallacieuse consacrée par Dick Cheney à propos des détenus de Guantánamo.
Londres, un black site pour Assange
Depuis le jour où il a publié les premières révélations sur les agissements criminels des États-Unis, Julian Assange est pris dans les mailles d’une vaste chaîne internationale d’abus commis au nom de la Guerre contre la Terreur. Une guerre qui se trame de services secrets en sites clandestins en tribunaux spéciaux en exécutions sommaires en restitutions extraordinaires en disparitions forcées en interdictions de communication... Une guerre sans fin à plusieurs foyers, à laquelle peut être imputée directement la mort de 800 000 personnes, selon une analyse publiée cette année21. (...)
Le rapporteur de l’ONU contre la torture Nils Melzer et un collectif de médecins ont alerté : Assange est en danger de mort27.
Extension du domaine de l’Exception
Depuis presque 20 ans, de glissements sémantiques en pratiques exceptionnelles finalement entérinées par des lois - aux États-Unis, en Europe - c’est tout le rapport entre l’Empire et celles et ceux qui s’y opposent qui est désormais appréhendé comme une guerre, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. L’autre face de l’exception est l’impunité des puissants. (...)
Le traitement subi en ce moment par Julian Assange montre à quel point le rapport guerrier s’est encore étendu, et menace de s’étendre encore si nous ne le défendons pas. (...)
Le terme journaliste combattant n’a à priori pas été posé, mais l’opération de sémantique tactique qui prépare et rend possible l’érosion des libertés et les violations de droits va partout bon train. En France, nous avons vu fleurir le qualificatif « militant ». Journaliste militant32. Féministe militante. Avocat militant. Les « avocats militants », pouvions-nous lire en France, il faudrait les « supprimer ».33 (...)
Relativement au fait d’exception, un double mouvement opère :
Le traitement exceptionnel, guerrier, qui est fait au journaliste comme si il était un terroriste présumé, se combine à une volonté affichée de ne pas lui permettre de plaider l’exception politique, historiquement garante de protections.
L’exception pour punir plus, pas l’exception pour protéger.
Ce même double mouvement se retrouve dans les évolutions du chef d’inculpation pour Association de malfaiteurs en France44. Criminalisez chaque fois davantage des (petits) actes de contre-pouvoir tout en niant leur teneur politique et vous avez le « droit commun d’exception ». Manifestants, désobéissants civils, Gilets Jaunes : il n’y a plus des opposants politiques, seulement des malfaiteurs à la petite semaine...Pire, en risquant de faire de toutes et tous des complices coupables, il s’agit bien entendu aussi de saper les solidarités.
Il faut sauver Assange de la disparition forcée (...)
Depuis l’image de son visage blême arraché à l’ambassade, enjoignant de toutes ses forces la Grande-Bretagne de résister aux pressions états-uniennes, nous n’avons quasiment pas vu et ni entendu Julian Assange. (...)
Au moment où tout le monde devrait, en en faisant usage, faire honneur à la gigantesque archive pour laquelle des lanceur·se·s d’alerte ont sacrifié leurs vies,
il ne se passe presque rien. Silence radio.
Les médias sont silencieux, se bornant à relayer à contre-temps les résultats d’audiences et les alertes du rapporteur de l’ONU, renforçant le sentiment d’indifférence et d’impuissance.
Où êtes-vous ? (...)
Là bas, ici, il faut rallumer les projecteurs et les braquer sans arrêt sur le procès qui doit être le procès du siècle, et ce jusqu’au refus par la Grande-Bretagne d’extrader Assange aux États-Unis et sa libération.
D’où que nous soyons, à notre manière, nous pouvons contribuer à faire que soit connu le journaliste Julian Assange, prisonnier politique au cœur de l’Europe - que ses droits et sa vie soit défendus. Il ne devrait pas se passer une semaine sans que les journaux témoignent de l’intérêt pour cette a aire historique. Leurs destins en dépendent aussi, et tellement plus.
Il ne s’agit pas juste de sauver la vie d’un homme qu’on ne connait pas, ou qu’on prétexte parfois ne pas « aimer » - comme si une inimitié avec un présupposé caractère pouvait justifier que des droits soient niés et qu’une vie soit assassinée. L’intensité inouïe et inédite de l’effort contre cet homme en Occident devrait à elle seule mobiliser notre attention, à la manière d’une alarme stridente. Assange et WikiLeaks sont une avant-garde, un foyer de mémoire et de contre-pouvoir passé-présent-futur que les États-Unis et leurs alliés veulent à tout prix abattre. Cela créerait un précédent dangereux, voie impériale pour toutes les répressions à venir. Or sans contre-pouvoirs, sans rien ni personne pour observer et tenir les comptes de l’Histoire, sans éléments factuels pour imputer des responsabilités, pour se connaître et se déterminer en tant que peuples, comment faire humanité ? (...)