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Mediapart
« Apologie du terrorisme » : des élèves accusés, un fiasco à l’arrivée
Article mis en ligne le 1er avril 2021
dernière modification le 18 novembre 2022

Lors de l’hommage à Samuel Paty, l’Éducation nationale a signalé, à tout-va, des élèves auteurs de propos problématiques. Cinq mois plus tard, qu’en reste-t-il ? Mediapart revient sur plusieurs cas, à Marseille, Albertville ou dans le Var, emblématiques d’un emballement et d’un immense gâchis.

Pour l’hommage à Samuel Paty, le 2 novembre 2020, le gouvernement avait prévenu qu’aucune provocation ne serait tolérée chez les élèves. L’Éducation nationale a été priée de saisir la justice sans trop se poser de questions. À l’arrivée, plus de 130 faits ont été signalés aux procureurs de la République, notamment pour « apologie du terrorisme », selon le bilan brandi à l’époque par Jean-Michel Blanquer.

Cinq mois plus tard, que reste-t-il de ces signalements pour « apologie » ? (...)

Sollicités par Mediapart, ni le ministère de l’éducation nationale, ni celui de la justice n’ont été en mesure de livrer un bilan – même partiel – des suites données à ces opérations de novembre.

Mediapart a décidé de revenir sur plusieurs cas d’enfants suspectés d’« apologie du terrorisme », emblématiques de ce qu’il faut bien appeler – avec cinq mois de recul – un emballement. Et de raconter les dégâts, psychologiques et scolaires, auxquels ces familles se retrouvent aujourd’hui confrontées. « Je pense que c’était un peu trop… », confie un principal de collège ayant saisi la justice. « C’était finalement moins sérieux que cela ne semblait paraître », admet un procureur. Cinq récits qui laissent un âpre sentiment de gâchis.

À Albertville, des enfants mis totalement hors de cause

Le 5 novembre 2020, à 7 heures du matin, une opération antiterroriste est lancée sur le quartier HLM des Contamines à Albertville (Savoie). Simultanément, des policiers en uniforme accompagnés d’autres en civil, brassard au bras, cagoulés et armés de fusils, frappent à la porte de quatre appartements de cette petite cité à l’écart du centre-ville.

Les logements sont perquisitionnés, le matériel informatique saisi. Quatre écoliers de 10 ans, élèves dans la même classe de CM2 de l’école élémentaire Louis-Pasteur (123 élèves en tout, en réseau éducation prioritaire), sont interpellés dans le cadre d’une enquête préliminaire pour « apologie du terrorisme et menaces de mort » ouverte par le procureur de Chambéry.

Les enfants sont placés en « retenue légale », l’équivalent d’une garde à vue pour les mineurs, et sont interrogés toute la journée. Ils ne retrouvent leur famille que le soir après 18 h 30. Les parents sont également interrogés.

Près de cinq mois plus tard, il ne reste de cette opération à grand spectacle rien ou à peu près. Elle s’achève en un fiasco presque aussi spectaculaire que les interpellations d’écoliers. Elle laisse le sentiment d’un énorme gâchis, pour les enfants, leur famille, l’école et la justice. (...)

Ce lundi matin, en tout cas, le directeur de l’école, qui tient également une classe de CM2, parle avec ses élèves, dans la foulée de l’hommage à Samuel Paty. Il les connaît bien puisqu’il les suit de niveau en niveau depuis trois ans. Et le soir même, il signale à son directeur académique des propos inquiétants de quatre de ses élèves, une fillette et trois garçons. Le lendemain, il trouve un mot dans la boîte aux lettres de l’école, avec cette seule inscription : « T mort ». L’Éducation nationale porte plainte. La machine d’État est lancée. (...)

Interrogé ce mois de mars pour savoir si, rétrospectivement, l’opération antiterroriste du 5 novembre n’était pas grandement disproportionnée, le procureur de Chambéry assume. « Certainement pas. C’est vrai que c’était spectaculaire mais c’était la seule stratégie judiciaire possible. Au-delà des enfants, ce qui intéressait l’enquête était le milieu familial. Donc il nous fallait un effet de surprise pour pouvoir perquisitionner les appartements », explique Pierre-Yves Michau.

Le résultat est aujourd’hui acté. Aucune des quatre familles, musulmanes pratiquantes, ne présente le moindre signe de radicalisation. Quant aux quatre écoliers, Éric Lavis, directeur académique, avait assuré au Dauphiné le 5 novembre que « leurs propos justifiaient l’horrible assassinat de Samuel Paty et pouvaient sous-entendre que leur enseignant, s’il avait le même type de comportement, pourrait être tué de la même manière ». Interrogés par Mediapart en novembre, trois de ces quatre enfants de 10 ans niaient avoir approuvé l’assassinat de l’enseignant et plus encore avoir menacé leur maître.

Depuis, deux des enfants ont été totalement mis hors de cause. Quant aux deux autres, le parquet a demandé des « mesures de réparation » et en a informé les familles le 3 mars, non pas au tribunal mais à la simple maison de la justice d’Albertville. La mesure de réparation est une mesure éducative prononcée à l’égard d’un mineur auteur d’une infraction pénale. Elle peut être ordonnée directement par le procureur de la République sans passer nécessairement par le juge des enfants.

Mais quelles sont ces mesures de réparation ? Là, le mystère commence. Interrogé par Mediapart, le procureur de Chambéry explique dans un premier temps « ne plus se souvenir du détail », évoque « peut-être une lettre d’excuses ». Puis quand nous interrogeons son vice-procureur chargé des mineurs, ce dernier renvoie au procureur qui, cette fois, refuse de répondre. « Nous avons suffisamment communiqué sur cette affaire. Je considère que toutes les informations utiles ont été transmises. » Malgré d’autres relances, impossible de savoir ce que sont ces mesures, si elles seront prises et quand…

Car les familles concernées – aucune n’a d’avocat – n’en savent pas plus ! (...)

Omer Polat explique avoir « finalement accepté » la mesure visant son fils. « On a signé pour ne pas faire d’histoire. Ma femme et moi, on est fatigués par des petites histoires comme ça. Tout ce qui s’est passé depuis le début n’est pas normal. Je me suis interrogé pour porter plainte pour toute cette affaire. On m’a dit : c’est long, c’est compliqué. Bon, tant pis, on laisse tomber. » La famille Polat finit de faire construire sa maison à Albertville et s’apprête à quitter le quartier.

« Pas normal. » C’est aussi ce que dit Nabil Harrid, père d’un garçon mis hors de cause. « L’affaire est fermée, c’est passé, il n’y a rien de rien de rien. Alors une assistante sociale est venue une fois nous voir, parler avec ma femme, avec moi. Elle a trouvé chez nous très bien, l’enfant bien habillé, bien élevé. Et voilà. Bon, c’est la France… »

Le procureur, lui, n’en démord pas. « La réalité des menaces est établie. Il n’y a pas de quiproquo, ce n’est pas une affaire de formulation maladroite, il s’agissait bien de menaces de mort », affirme-t-il. Sauf que ses précédentes déclarations étaient moins catégoriques. En novembre, il déclarait au Dauphiné que « les trois garçons [avaient] avoué avoir tenu certains propos, sans reconnaître explicitement les menaces de mort ».

La réalité des mots prononcés par les élèves dans le huis clos de la discussion avec leur maître reste à établir. Ce dernier, joint par Mediapart, ne souhaite pas s’exprimer. Il renvoie au directeur académique, qui refuse également toute déclaration et renvoie au rectorat.

Quant au billet portant l’inscription « T mort », l’enquête se poursuit, conduite par le parquet d’Albertville. Les quatre enfants ont été mis hors de cause et l’auteur n’a, à ce jour, pas été identifié. « C’est ce mot qui déclenche tout », affirme Omer Polat. « C’est étrange, cette lettre. C’est peut-être un scénario, un coup monté, et on ne trouve rien », s’interroge-t-il, tant sa méfiance est grande.

Car c’est bien la confiance qui a été brisée par cette opération de police. (...)