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Orient XXI
Antisionisme, antisémitisme, un amalgame funeste
Article mis en ligne le 20 septembre 2018
dernière modification le 17 septembre 2018

Le 16 juillet 2017, le président de la République prononce un discours à la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Non seulement Emmanuel Macron avait invité le premier ministre israélien à cette cérémonie, non seulement il lui avait donné du « cher Bibi », mais, à la fin de son discours, il avait lâché : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »

Jamais un président de la République, même pas Nicolas Sarkozy ni François Hollande pourtant champion des « chants d’amour pour Israël et pour ses dirigeants » n’avait jusqu’ici repris à son compte cet étrange amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Étrange, en effet, puisqu’il confond dans une même réprobation un délit : le racisme antijuif, condamné par la loi comme toutes les autres formes de racisme, et une opinion qui conteste l’impossibilité de l’assimilation des juifs et donc la nécessité d’un État où ils se retrouveraient tous et, au-delà, la politique de cet État. (...)

UN ANTIJUDAÏSME EN RECUL CONSTANT

L’antijudaïsme, puis l’antisémitisme traversent l’histoire de l’Europe — plus, d’ailleurs, que celle du monde arabe. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres : ainsi lors des Croisades, mais aussi, au XIXe siècle notamment, lors des « pogromes » de l’Empire tsariste. Ces persécutions ont atteint leur apogée avec le génocide nazi, qui visait certes d’autres cibles (Tsiganes, malades mentaux, Slaves…), mais dans lequel les juifs formaient le seul groupe destiné à être tué jusqu’au dernier : il exterminera de fait la moitié des juifs d’Europe, un tiers de la population juive mondiale.

En France, où le régime de Vichy et sa police avaient collaboré activement à la déportation de 75 000 juifs (sur 330 000, français et étrangers, une proportion qui souligne la solidarité dont ils ont bénéficié), l’antisémitisme n’a cessé de reculer depuis la guerre. Selon toutes les enquêtes, il représente aujourd’hui une idéologie marginale, alors que l’islamophobie bénéficie d’un quasi-consensus (...)

Chaque année, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publie un rapport intitulé La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie qui suit notamment l’évolution des actes et menaces racistes. Cette catégorie de « menace » incluant aussi bien un courriel d’insulte qu’une lettre anonyme ou un graffiti sur la voie publique, nous préférons nous référer aux « actes ». En 2002 par rapport à 2001, le nombre de ces derniers est multiplié par quatre, et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Toutefois, dès 2003, on observe un net reflux des violences antisémites (− 36 %) et des autres violences racistes (− 23 %). (...)

Certains intellectuels parlent, depuis une quinzaine d’années, d’« antisémitisme musulman ». Cette thèse a même fait l’objet d’un procès, l’historien Georges Bensoussan ayant attribué — à tort — au sociologue Smaïn Laacher, lors de l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut, l’idée que « dans les familles arabes […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère ». Blanchi par la justice de l’accusation d’« incitation au racisme », le responsable du Mémorial de la Shoah n’en a pas moins fait l’objet d’une mise en garde du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), considérant que « certains propos tenus par M. Bensoussan […] étaient susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires ».

Au-delà des dérapages, ce débat a été alimenté par un sondage réalisé en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique qui a suscité de vives réactions. Ainsi la sociologue et politologue Nonna Mayer a-t-elle appelé, dans Le Monde du 6 décembre 2014 à « parler d’antisémitisme avec rigueur ». À ses sévères critiques d’ordre méthodologique, la chercheuse ajoutait « une interrogation plus générale sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme” » défini notamment par rapport aux « travaux de Pierre-André Taguieff ». Or ce dernier, souligne Nonna Mayer, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche ». (...)

Toute incitation à la haine raciale, toute propagande négationniste doivent être combattues et sanctionnées. De ce point de vue, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972, la loi Gayssot de 19902 et le Code pénal3 constituent un arsenal efficace.

Encore faut-il que celui-ci soit appliqué. Or, pendant des années, un Dieudonné ou un Soral ont pu jouer impunément avec l’antisémitisme et le négationnisme. Outre les provocations de ces hommes de gauche passés à l’extrême droite, il faut évoquer les dérapages que font ou tolèrent certains défenseurs autoproclamés de la Palestine.

« UN FOYER NATIONAL JUIF EN PALESTINE »
Voilà pour le premier terme de la comparaison d’Emmanuel Macron. Et pour le second ? Historiquement, la poussée de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle a aussi suscité la naissance du sionisme (...)

Le fondateur du mouvement fait l’impasse sur l’existence, dans ce pays, d’un peuple arabe autochtone, qui représente alors les neuf dixièmes de sa population, et que le sionisme va progressivement priver de tous ses droits. Vingt ans après le Congrès de Bâle, le Royaume-Uni, avec la Déclaration Balfour, fait sien le projet de « foyer national juif en Palestine », sur laquelle il obtient en 1922 le mandat. Pourtant, jusqu’à la seconde guerre mondiale et malgré Londres, les héritiers de Herzl ne rencontrent guère d’écho parmi les juifs : l’essentiel des mouvements politiques juifs s’oppose à leur ambition. (...)

Soixante-dix ans et plusieurs vagues d’immigration après sa création, Israël compte 6,5 millions de juifs et, avec les territoires occupés, le même nombre de Palestiniens. C’est dire que la majorité des 16 millions de juifs du monde vit encore ailleurs. De surcroît, en Occident, leur assimilation s’accompagne d’une majorité de mariages avec des non-juifs. Et des centaines de milliers d’Israéliens ont quitté leur pays, où ils ne vivent plus ; rien qu’à Berlin, ils seraient plus de 100 000. Même parmi les juifs de notre pays qui, ces dernières années, ont effectué leur alya en réaction aux violences antisémites, une forte proportion repart vers la France.

UNE MAUVAISE IMAGE
Faut-ils considérer tous ces juifs qui, de génération en génération, ont résisté aux sirènes du sionisme comme des antisémites ? Ou bien, tout simplement, comme des citoyens ayant préféré poursuivre leur vie dans leur patrie de longue date ou d’adoption ? Historiquement, la petite phrase du président de la République est donc absurde. (...)

Au-delà du contresens qu’elle implique, la petite phrase du Vel d’Hiv comporte surtout — politiquement — un grave danger pour la liberté de pensée et d’expression. La manœuvre des dirigeants israéliens et de leurs inconditionnels français est cousue de fil blanc : ils tentent de criminaliser toute critique de leur politique parce qu’ils se savent isolés. (...)

EN CONTRADICTION AVEC LA DÉCLARATION D’INDÉPENDANCE
Et cet isolement ne risque pas de se réduire. La droite et l’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv sont en effet engagées dans un inquiétant processus de radicalisation, voire à certains égards de fascisation. Profitant du soutien de l’administration Trump et de leur alliance avec l’Arabie saoudite contre l’Iran, elles veulent passer de la colonisation, qu’elles accélèrent, à l’annexion. Plusieurs lois ont été ou vont être votées par le Parlement israélien en ce sens. À terme, Tel-Aviv enterrera la solution dite « des deux États » au profit d’un seul État, où les Palestiniens annexés avec leurs terres ne jouiraient pas du droit de vote : un État d’apartheid.(...)

l’extrême droite israélienne et ses relais français voudraient interdire toute contestation. Premier objectif de l’opération : la condamnation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS). Aucune loi ne l’interdisant, ses censeurs s’appuient sur une circulaire ministérielle, signée de l’ex-ministre de la justice Michèle Alliot-Marie en février 2010, que de rares parquets ont suivie. Et sur un arrêt de la Cour de cassation, que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) peut néanmoins encore retoquer. D’autant que la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini ne cesse de répéter : « L’Union européenne se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS menées sur ce territoire5. »

D’où un second objectif, auquel le propos d’Emmanuel Macron risquerait d’ouvrir la voie : l’interdiction de l’antisionisme proprement dit. (...)

Si cette tentative pour interdire l’antisionisme ne constituait pas une manœuvre aussi grave, on pourrait presque en rire. Imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’anti-gaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? La prétention des ultrasionistes relève ici d’une pensée qu’il faut bien qualifier de totalitaire.

Au cas où ce projet prendrait corps, le Conseil constitutionnel le bloquerait sans doute en route. Sinon, ce serait la première fois, depuis la guerre d’Algérie, que la France réinstaurerait le délit d’opinion.

Or l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Quant à la Constitution de la Ve République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances ». Et, pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé. »

Ce débat, on le voit, dépasse donc les questions liées au conflit israélo-palestinien. Il pourrait même menacer nos libertés. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’exécutif semble reculer. (...)

Au dîner du CRIF, le 7 mars 2018, Emmanuel Macron n’a pas repris son amalgame entre antisionisme et antisémitisme. De même le premier ministre Édouard Philippe, qui l’avait fait sien en octobre 2017, l’a abandonné le 19 mars 2018, en présentant le plan annuel du gouvernement contre le racisme et l’antisémitisme.

Faut-il en conclure que la lutte paie ? Pour l’affirmer et supprimer le point d’interrogation, il faudra sans doute encore poursuivre cette bataille avec détermination et sang froid.