
Notre ordre s’en verrait tout entier menacé, écrivait Alain dans Les Dieux, dès l’instant où nous accepterions l’idée que l’animal nous voit. « C’est aux travaux sur la bête que l’homme apprend à ne pas penser. Il se détourne ; et il y a du fanatisme dans ce mouvement. L’animal ne peut être un ami, ni même un ennemi ; n’en parlons plus, parlons d’autre chose, ou parlons sans penser. » En la matière, le philosophe ne s’était pas trompé. De regards et de pensées, il est question ici à la faveur de trois rencontres : un ours, un crocodile et un loup. Et celles-ci de tracer l’esquisse d’une autre relation à autrui — politique et poétique. ☰ Par Roméo Bondon
On peut trouver vain de chercher la catégorie définitive pour décrire tel ou tel animal ; pour cause : c’est en mouvement que les animaux vivent, habitent et meurent. Bien que le graphite ou le pinceau miment avec précision l’agitation d’un personnage, c’est immobile — autant que soi les regardant —, sur une feuille, que l’on croise tout jeune les animaux de nos bandes dessinées. Notre appréhension en est déterminée, et ce n’est qu’au gré de rencontres fortuites ou provoquées que nos certitudes peuvent évoluer. Et là, souvent, tout s’effondre : le canidé ne chevauche plus l’équidé comme sur la page de l’album mais est tenu en laisse, pourchassé ou célébré, tandis qu’au loin l’oiseau disparaît en silence. Les mots, alors, manquent pour saisir l’ampleur du désastre. Ça n’est pas seulement que l’on ne sait ou ne peut plus voir, comme le pensent certains, mais que les conditions de la rencontre ont changé.
C’est pour cela qu’il convient de prêter attention à une série d’expériences limites, et en un certain sens radicales, afin de saisir ce qu’elles disent des relations entre humains et animaux2, et ce qu’en disent, en retour, leurs acteurs. Les rencontres de l’anthropologue Nastassja Martin avec un ours3, de l’écoféministe Val Plumwood avec un crocodile4 et du philosophe Baptiste Morizot avec un loup5 nous serviront de ressources. Comparer ces différentes expériences permettra de définir une poétique de la rencontre individuelle entre humains et animaux. Celle-ci répond à un contexte singulier : les animaux concernés sont des prédateurs et les rencontres, qu’elles soient souhaitées ou non, se déroulent dans le milieu de vie de l’animal. Si une telle ébauche structurale présente des écueils certains, il reste fécond de plonger dans le récit comme on peut le faire parmi les bulles et les cases. Il s’agira toutefois de s’extraire d’un contexte donné comme de catégories éculées pour, du poétique au politique, interroger l’épreuve collective que constitue l’intrusion d’animaux au sein d’une ville, d’un quotidien, d’une habitude — épreuve décisive pour définir une vie commune avec les animaux, dans le contact comme dans le retrait. Une politique oscillant entre visible et invisible, donnant sens à l’accueil, pourrait dès lors être une piste à suivre. (...)
« Leurs yeux se rencontrèrent9 » : motif littéraire entre tous10, l’échange de regards entre deux protagonistes a irrigué le roman moderne. La vue, plus que tout autre sens, est mobilisée par la rencontre. Il en est de même lorsqu’un des protagonistes n’est pas humain. (...)
C’est là que Val Plumwood dit s’être rappelée la place qui serait la sienne dans la chaîne alimentaire et le fait qu’elle puisse, elle aussi, être de la nourriture. « Au moment où je plongeais mon regard dans celui du crocodile, je pris pourtant conscience que j’avais négligé cet aspect essentiel de l’existence humaine lors de mes préparatifs, et nettement sous-estimé la vulnérabilité qui était la mienne en tant qu’animal comestible. » Elle sera saisie à quatre reprises par les crocs de son assaillant, l’écoféministe ne s’échappant que grâce à un arbre auquel elle réussira à se pendre. La vulnérabilité inhérente à chaque vie, déniée par les conditions de vie occidentales, est rappelée dans la chair même de la philosophe. Mais, plus que la mâchoire du crocodile, c’est l’un de ses yeux qui a retenu avant tout son attention : « […] l’œil, un lieu depuis lequel parler, depuis lequel penser. » Aussi peut-on avancer avec elle la proposition suivante : cheminer avec un prédateur serait un pas pour une éthique environnementale matérialiste fondée sur une approche holistique11 des relations interspécifiques. L’autrice l’écrit en ces termes : « Je propose précisément de considérer cet imaginaire de la nourriture et de la mort avec lequel nous avons perdu contact comme une des pierres de touche permettant de ré-imaginer notre identité en termes écologiques, en tant que membres d’une communauté terrestre élargie et radicalement égalitaire. » (...)
Ce n’est alors pas la chaîne alimentaire qui est soulignée, mais une commune condition d’apex prédateur à l’humain et au loup. À l’affût parmi les pierres, il entend l’animal descendre la pente qui le surplombe. Celui-ci le fixe : « Il m’a examiné comme un égal. Face à face. » « D’homme à homme », dira-t-il plus loin. D’abord gêné de cette comparaison, il se dit ensuite certain que c’est là une clé de ce qui s’est joué entre lui et l’animal lorsque ce dernier a subitement disparu. Dans le regard de l’autre, le chercheur trouve un alter ego, pour qui la curiosité et l’empathie est permise (...)
« Le eye contact révèle ce que ces animaux comprennent de ce que nous sommes. Ils nous attribuent une intériorité nous qui peinons tant à leur rendre cette politesse, que leur geste pourtant appelle : il n’y a qu’une intériorité pour en reconnaître une autre, parmi les rochers, les forêts, les nuages. » De là l’idée suivante : penser avec un loup, une reconnaissance politique de l’animal et un premier pas vers une relation diplomatique bilatérale. (...)
si l’on suit les propos éclairants de Jean-Christophe Bailly, « chaque animal est un frémissement de l’apparence et une entrée dans le monde18 » : se porter au-devant de l’animal, tout animal, pour en saisir le point de vue, « le parti pris », est une manière de changer de perspective, d’être informé différemment par des manières de faire autres qu’humaines19. Néanmoins, si la posture active du pisteur peut informer sur un rapport défensif de l’animal à son territoire, privilégier un simple accueil, comme celui pratiqué par l’observateur, pourrait permettre d’accéder à des animaux différents, et différemment. La curiosité n’est pas à proscrire, au contraire. Peut-être pourrait-elle trouver son soulagement dans une observation moins intrusive et plus réceptive. (...)
« De laisser une place à ce rat que l’on abhorre ou à ces goélands et mouettes qui survolent les villes littorales, pour penser avec eux. » (...)
Ainsi la contemplation a‑t-elle cette fonction commune avec la poésie, celle de détourner un regard, de faire changer imperceptiblement la manière de considérer ce qui survient. Du politique, simplement esquissé faute de conclusions satisfaisantes, nous retournons au poétique : peut-être est-ce là un aveu d’échec, un manque qui ne peut être comblé. Ou bien est-ce une reconnaissance, celle d’une dimension que la poésie, malgré tout, persiste à embrasser de ses mots — mots auxquels la politique ne doit pas rester indifférente. Derrida l’a formulé ainsi : « La pensée de l’animal, s’il y en a, revient à la poésie. »