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Animaux : face à face
Article mis en ligne le 17 février 2020

Notre ordre s’en ver­rait tout entier mena­cé, écri­vait Alain dans Les Dieux, dès l’ins­tant où nous accep­te­rions l’i­dée que l’a­ni­mal nous voit. « C’est aux tra­vaux sur la bête que l’homme apprend à ne pas pen­ser. Il se détourne ; et il y a du fana­tisme dans ce mou­ve­ment. L’animal ne peut être un ami, ni même un enne­mi ; n’en par­lons plus, par­lons d’autre chose, ou par­lons sans pen­ser. » En la matière, le phi­lo­sophe ne s’é­tait pas trom­pé. De regards et de pen­sées, il est ques­tion ici à la faveur de trois ren­contres : un ours, un cro­co­dile et un loup. Et celles-ci de tra­cer l’es­quisse d’une autre rela­tion à autrui — poli­tique et poé­tique. ☰ Par Roméo Bondon

On peut trou­ver vain de cher­cher la caté­go­rie défi­ni­tive pour décrire tel ou tel ani­mal ; pour cause : c’est en mou­ve­ment que les ani­maux vivent, habitent et meurent. Bien que le gra­phite ou le pin­ceau miment avec pré­ci­sion l’a­gi­ta­tion d’un per­son­nage, c’est immo­bile — autant que soi les regar­dant —, sur une feuille, que l’on croise tout jeune les ani­maux de nos bandes des­si­nées. Notre appré­hen­sion en est déter­mi­née, et ce n’est qu’au gré de ren­contres for­tuites ou pro­vo­quées que nos cer­ti­tudes peuvent évo­luer. Et là, sou­vent, tout s’ef­fondre : le cani­dé ne che­vauche plus l’é­qui­dé comme sur la page de l’al­bum mais est tenu en laisse, pour­chas­sé ou célé­bré, tan­dis qu’au loin l’oi­seau dis­pa­raît en silence. Les mots, alors, manquent pour sai­sir l’am­pleur du désastre. Ça n’est pas seule­ment que l’on ne sait ou ne peut plus voir, comme le pensent cer­tains, mais que les condi­tions de la ren­contre ont chan­gé.

C’est pour cela qu’il convient de prê­ter atten­tion à une série d’ex­pé­riences limites, et en un cer­tain sens radi­cales, afin de sai­sir ce qu’elles disent des rela­tions entre humains et animaux2, et ce qu’en disent, en retour, leurs acteurs. Les ren­contres de l’an­thro­po­logue Nastassja Martin avec un ours3, de l’é­co­fé­mi­niste Val Plumwood avec un crocodile4 et du phi­lo­sophe Baptiste Morizot avec un loup5 nous ser­vi­ront de res­sources. Comparer ces dif­fé­rentes expé­riences per­met­tra de défi­nir une poé­tique de la ren­contre indi­vi­duelle entre humains et ani­maux. Celle-ci répond à un contexte sin­gu­lier : les ani­maux concer­nés sont des pré­da­teurs et les ren­contres, qu’elles soient sou­hai­tées ou non, se déroulent dans le milieu de vie de l’a­ni­mal. Si une telle ébauche struc­tu­rale pré­sente des écueils cer­tains, il reste fécond de plon­ger dans le récit comme on peut le faire par­mi les bulles et les cases. Il s’a­gi­ra tou­te­fois de s’ex­traire d’un contexte don­né comme de caté­go­ries écu­lées pour, du poé­tique au poli­tique, inter­ro­ger l’é­preuve col­lec­tive que consti­tue l’in­tru­sion d’a­ni­maux au sein d’une ville, d’un quo­ti­dien, d’une habi­tude — épreuve déci­sive pour défi­nir une vie com­mune avec les ani­maux, dans le contact comme dans le retrait. Une poli­tique oscil­lant entre visible et invi­sible, don­nant sens à l’ac­cueil, pour­rait dès lors être une piste à suivre. (...)

« Leurs yeux se ren­con­trèrent9 » : motif lit­té­raire entre tous10, l’é­change de regards entre deux pro­ta­go­nistes a irri­gué le roman moderne. La vue, plus que tout autre sens, est mobi­li­sée par la ren­contre. Il en est de même lors­qu’un des pro­ta­go­nistes n’est pas humain. (...)

C’est là que Val Plumwood dit s’être rap­pe­lée la place qui serait la sienne dans la chaîne ali­men­taire et le fait qu’elle puisse, elle aus­si, être de la nour­ri­ture. « Au moment où je plon­geais mon regard dans celui du cro­co­dile, je pris pour­tant conscience que j’a­vais négli­gé cet aspect essen­tiel de l’exis­tence humaine lors de mes pré­pa­ra­tifs, et net­te­ment sous-esti­mé la vul­né­ra­bi­li­té qui était la mienne en tant qu’a­ni­mal comes­tible. » Elle sera sai­sie à quatre reprises par les crocs de son assaillant, l’é­co­fé­mi­niste ne s’é­chap­pant que grâce à un arbre auquel elle réus­si­ra à se pendre. La vul­né­ra­bi­li­té inhé­rente à chaque vie, déniée par les condi­tions de vie occi­den­tales, est rap­pe­lée dans la chair même de la phi­lo­sophe. Mais, plus que la mâchoire du cro­co­dile, c’est l’un de ses yeux qui a rete­nu avant tout son atten­tion : « […] l’œil, un lieu depuis lequel par­ler, depuis lequel pen­ser. » Aussi peut-on avan­cer avec elle la pro­po­si­tion sui­vante : che­mi­ner avec un pré­da­teur serait un pas pour une éthique envi­ron­ne­men­tale maté­ria­liste fon­dée sur une approche holis­tique11 des rela­tions inter­spé­ci­fiques. L’autrice l’é­crit en ces termes : « Je pro­pose pré­ci­sé­ment de consi­dé­rer cet ima­gi­naire de la nour­ri­ture et de la mort avec lequel nous avons per­du contact comme une des pierres de touche per­met­tant de ré-ima­gi­ner notre iden­ti­té en termes éco­lo­giques, en tant que membres d’une com­mu­nau­té ter­restre élar­gie et radi­ca­le­ment éga­li­taire. » (...)

Ce n’est alors pas la chaîne ali­men­taire qui est sou­li­gnée, mais une com­mune condi­tion d’apex pré­da­teur à l’hu­main et au loup. À l’af­fût par­mi les pierres, il entend l’a­ni­mal des­cendre la pente qui le sur­plombe. Celui-ci le fixe : « Il m’a exa­mi­né comme un égal. Face à face. » « D’homme à homme », dira-t-il plus loin. D’abord gêné de cette com­pa­rai­son, il se dit ensuite cer­tain que c’est là une clé de ce qui s’est joué entre lui et l’a­ni­mal lorsque ce der­nier a subi­te­ment dis­pa­ru. Dans le regard de l’autre, le cher­cheur trouve un alter ego, pour qui la curio­si­té et l’empathie est per­mise (...)

« Le eye contact révèle ce que ces ani­maux com­prennent de ce que nous sommes. Ils nous attri­buent une inté­rio­ri­té nous qui pei­nons tant à leur rendre cette poli­tesse, que leur geste pour­tant appelle : il n’y a qu’une inté­rio­ri­té pour en recon­naître une autre, par­mi les rochers, les forêts, les nuages. » De là l’i­dée sui­vante : pen­ser avec un loup, une recon­nais­sance poli­tique de l’a­ni­mal et un pre­mier pas vers une rela­tion diplo­ma­tique bila­té­rale. (...)

si l’on suit les pro­pos éclai­rants de Jean-Christophe Bailly, « chaque ani­mal est un fré­mis­se­ment de l’ap­pa­rence et une entrée dans le monde18 » : se por­ter au-devant de l’a­ni­mal, tout ani­mal, pour en sai­sir le point de vue, « le par­ti pris », est une manière de chan­ger de pers­pec­tive, d’être infor­mé dif­fé­rem­ment par des manières de faire autres qu’humaines19. Néanmoins, si la pos­ture active du pis­teur peut infor­mer sur un rap­port défen­sif de l’a­ni­mal à son ter­ri­toire, pri­vi­lé­gier un simple accueil, comme celui pra­ti­qué par l’ob­ser­va­teur, pour­rait per­mettre d’ac­cé­der à des ani­maux dif­fé­rents, et dif­fé­rem­ment. La curio­si­té n’est pas à pros­crire, au contraire. Peut-être pour­rait-elle trou­ver son sou­la­ge­ment dans une obser­va­tion moins intru­sive et plus récep­tive. (...)

« De lais­ser une place à ce rat que l’on abhorre ou à ces goé­lands et mouettes qui sur­volent les villes lit­to­rales, pour pen­ser avec eux. » (...)

Ainsi la contem­pla­tion a‑t-elle cette fonc­tion com­mune avec la poé­sie, celle de détour­ner un regard, de faire chan­ger imper­cep­ti­ble­ment la manière de consi­dé­rer ce qui sur­vient. Du poli­tique, sim­ple­ment esquis­sé faute de conclu­sions satis­fai­santes, nous retour­nons au poé­tique : peut-être est-ce là un aveu d’é­chec, un manque qui ne peut être com­blé. Ou bien est-ce une recon­nais­sance, celle d’une dimen­sion que la poé­sie, mal­gré tout, per­siste à embras­ser de ses mots — mots aux­quels la poli­tique ne doit pas res­ter indif­fé­rente. Derrida l’a for­mu­lé ain­si : « La pen­sée de l’a­ni­mal, s’il y en a, revient à la poé­sie. »