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Angela Davis et Assa Traoré : regards croisés
Article mis en ligne le 28 mai 2020
dernière modification le 27 mai 2020

Nous avions organisé cette rencontre à l’occasion de notre septième numéro papier, paru à l’automne 2018. Hier, mardi 26 mai 2020, un homme répondant au nom de George Floyd, Afro-Américain de 46 ans, a été tué, étouffé, par un policier dans les rues de Minneapolis — sous le regard complice de son collègue et les protestations des passants. En mémoire de la victime, et tandis que la question des violences policières occupe actuellement le débat public français, nous publions ici la version écrite de l’échange entre les deux femmes : Angela Davis, âgée de 76 ans, est l’une des voix étasuniennes de l’antiracisme, du féminisme et de l’anticapitalisme ; Assa Traoré, 35 ans, milite collectivement pour que justice soit faite depuis la mort de son frère, Adama, tué par des gendarmes en 2016.

Angela, durant la Marche des femmes, organisée en janvier 2017 en réaction à l’investiture de Trump, vous avez appelé à « la résistance ». Assa en appelle, quant à elle, à « une révolution ». Vous avez connu l’espoir révolutionnaire des années 1970 : que serait une révolution du XXIe siècle ?

Angela Davis : Je ferais une distinction entre la définition que nous avions de la « révolution » dans les années 1960 et celle à laquelle nous sommes parvenus au XXIe siècle. Lorsque j’étais une jeune activiste, nous étions littéralement entourés de moments révolutionnaires : il y avait la révolution cubaine et tous les mouvements de libération africains. Nous pensions vraiment que nous prenions part à une révolution antiraciste qui allait renverser le capitalisme. À ce stade, nous n’avions pas encore bien saisi le facteur « genre ». Cette révolution n’a pas eu lieu, mais notre activisme a débouché sur de nombreuses évolutions. Aujourd’hui, je parlerais du besoin de révolutions au pluriel, en reconnaissant qu’une révolution n’est pas à circonscrire dans un moment unique. Il ne s’agit pas simplement de renverser l’État ni d’en finir avec le capitalisme — bien que je souhaite que nous parvenions à faire les deux ! Nous avons compris qu’il était aussi question de renverser un capitalisme qui est un capitalisme racial, et qu’il ne peut y avoir de révolution tant que nous ne réglerons pas la question du fantôme de l’esclavage et du colonialisme. Le genre est également apparu comme un élément central dans le cadre d’un changement social radical. Il n’y aura aucun changement tant que nous ne reconnaîtrons pas que la violence la plus répandue dans le monde est la violence genrée. (...)

Assa Traoré : Quand nous parlons de « révolution » dans le combat pour mon frère, nous faisons toujours référence à l’esclavagisme et au colonialisme. C’est important aujourd’hui que les gens prennent conscience que la France, ainsi que d’autres pays, ont tué tout un peuple : ce qu’on nous fait subir actuellement, on peut le comprendre en référence à ça. On parle de mai 1967, dont la France ne parle pas : en Guadeloupe, la population noire a été massacré1. C’est une continuité. Des personnes se sont battues avant nous, sont mortes avant nous, sont parties en prison avant nous ; on ne peut laisser ce combat vain. Ce qu’on a aujourd’hui, on ne l’a pas eu gratuitement — on doit être dans cette continuité. La révolution, ça signifie renverser le système. (...)

C’est le système. Toute la violence que ces gendarmes et ces policiers exercent dans nos quartiers, c’est sous couvert de ce système répressif, violent et raciste envers nos jeunes frères. On les déshumanise, on leur crache dessus, on les tutoie, on les tue. Mes grands-pères se sont battus pour cette France, ils ont fait la guerre de 1939–1945 pour qu’elle récupère sa liberté : la République a enlevé un de leurs petits-fils. Nous, on se lève pour dire qu’on ne veut plus de ça. (...)

Depuis le début, on ne veut pas être récupérés. C’est très important : garder notre ligne, celle qu’on a tracée. J’entends le mot « convergence » depuis la mort de mon frère ; il revient très fréquemment, mais j’ai surtout l’impression que c’est un mot pour se dédommager d’une conduite ou d’un comportement qu’on a pu avoir envers nous. Sur le terrain, ce n’est pas vrai : beaucoup de personnes emploient ce mot mais n’y sont pas. On ne les voit pas ; elles sont dans la théorie, ou viennent écouter une intervention publique du Comité Adama, et estiment ensuite avoir « convergé ». Ce n’est pas ça. Ces personnes doivent être à nos côtés pour combattre. Ce mot, je n’en veux pas. Mais je parle d’« alliance ». Chaque lutte a sa façon de penser et sa ligne politique qu’il faut respecter, qu’on soit d’accord ou non, mais nous avons tous le même système et le même État face à nous. Faisons des alliances, donc, pour les faire plier. On ne veut pas de mots : on a besoin de lutter sur le terrain. (...)

Angela Davis : Il est utile d’avoir une approche féministe pour comprendre les rapports interrelationnels au sein des mouvements qui luttent pour la justice sociale et un changement radical. Il n’est pas possible de revendiquer la justice dans une sphère, sans la réclamer partout. (...)

Il n’est pas possible de penser le racisme isolément des luttes ayant trait à la violence genrée. La violence policière est également liée à la violence intime. Si on veut comprendre pourquoi les femmes sont la cible de la pire violence, et la plus répandue à travers le monde, on doit penser l’usage de la violence fait par l’État et le message que cela envoie aux individus. Si une personne ne peut, à l’évidence, pas résoudre tous ces problèmes simultanément, elle peut cependant avoir conscience de leur coexistence. (...)

Quand quelqu’un réclame justice pour les prisonniers politiques et se trouve engagé dans ces luttes, il prend conscience du lien qui existe avec celles pour l’accès aux soins de santé, à l’éducation, bref, avec toutes celles qui visent à changer la société. (...)

Le plus enthousiasmant dans les nouveaux mouvements étasuniens aujourd’hui, c’est ce haut degré de conscience de la jeunesse. Voilà qui nous rapproche plus encore d’un engagement révolutionnaire dans des actions en faveur de la justice sociale.

De plus en plus de femmes occupent le devant de la scène des luttes antiracistes. Comment l’expliquez-vous ?

Angela Davis : Il était temps que les femmes prennent la tête des mouvements de lutte, parce qu’elles en ont toujours été la colonne vertébrale. J’insiste sans cesse sur le fait que nous n’aurions pu avoir de mouvement pour les droits civiques aux États-Unis sans l’effort crucial d’organisation dont les femmes ont fait preuve. (...)

Assa Traoré : Si je peux prendre la parole publiquement et dire ce que je veux librement en tant que femme noire, c’est parce que de nombreuses femmes se sont battues auparavant. C’était un droit que nous n’avions pas. La femme a aujourd’hui une place très importante ; elle porte beaucoup de luttes. Mais nos frères ne peuvent pas participer à la construction de ce monde, de cette France et de leur propre vie. Ces garçons, détruits intérieurement, vont être isolés, enfermés. Adama est devenu un symbole : on veut que son nom soit porteur de beaucoup de choses. À travers ma voix de femme, de femme noire et de sœur, je veux dire que nos frères ont aussi le droit de parler. (...)

« Face à quels hommes devons-nous nous battre ? » Nos frères ne sont pas considérés face aux hommes qui ont le pouvoir. Ils sont sous-catégorisés. Je dis en tant que femme : « Vous avez tué mon frère et ses rêves, vous avez enlevé sa voix, mais on va continuer à les faire vivre à travers d’autres noms, d’autres garçons à qui vous n’enlèverez pas la voix et qui pourront participer à la construction de leur vie. » La femme noire est un fantasme sexuel de l’homme blanc depuis bien longtemps : elle a toujours été considérée comme étant moins nuisible que l’homme noir ; elle est exotique ; elle est moins attaquée — du moins, pas de la même façon. (...)