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Agone : vingt-cinq ans de baston - Retour sur l’histoire d’une maison d’édition alternative et militante.
Article mis en ligne le 30 mars 2015
dernière modification le 24 mars 2015

1990-1997 : Agone, une revue sortie de nulle part

1990. Le « consensus de Washington » propose aux pays en difficulté le désinvestissement de l’État et la dérégulation du marché, Francis Fukuyama célèbre la fin de l’histoire sur les cendres encore fumantes du rideau de fer et Bernard « Zorro des entreprises » Tapie rachète Adidas. À Marseille, où Jean-Claude Gaudin s’entend décidément très bien avec le FN, deux étudiants âgés de 27 ans, purs produits des années 1980 (c’est-à-dire élevés dans une époque fric, strass et kitsch et ayant pour principale expérience de contestation politique le mouvement contre la loi Devaquet de 1986) mais héritiers décalés des années 1970 (donc porteurs du souvenir pas si lointain d’un grand vent de révolte et lecteurs de textes situationnistes [1]), font durer leurs études. Inscrit en philosophie, Thierry Discepolo est chargé des périodiques au Centre de documentation de la Vieille Charité, attaché à l’EHESS, où Jacques Vialle suit un cursus de sociologie. Humblement inspirés par Combat, Partisans et Les Temps modernes, ils se convainquent de créer une revue [2].

Le nom ? « Agone », comme une joute de Grèce antique, un combat pas trop guerrier, régi par des règles clairement définies.

Le premier numéro, sobrement intitulé «  Écriture raisonnée », comporte entre autres un article sur l’« objectivisme et le relativisme en sociologie » et une critique de l’instrumentalisation de la connaissance [3]. Les grandes obsessions de la future maison d’édition, garantes de la cohérence de sa ligne éditoriale, sont déjà là.

Les premiers complices s’appellent Olivier Salazar-Ferrer, Philippe Boissinot, Serge Dentin, bientôt rejoints par une une éditrice, Laure Mistral. Le premier numéro, un cahier maquetté aux ciseaux, plié et agrafé à la main, est photocopié à 250 exemplaires sur les machines de l’université de Provence moyennant quelques bouteilles de whisky. Il sera diffusé par les rédacteurs.

Rapidement stabilisée, la revue Agone obtient dès 1992 le soutien financier des collectivités territoriales (...)

le vrai tournant s’opère avec le numéro 16, « Misère de la mondialisation ». Les grèves massives contre le plan Juppé de 1995, l’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » de Pierre Bourdieu [5] et le début d’une sortie de la torpeur néolibérale n’y sont pas étrangers. Le numéro sera relayé par Le Monde diplomatique et Daniel Mermet : tiré à 1 500 exemplaires, il sera réimprimé au bout de quelques mois. L’idée commence alors à germer, quasiment au même moment que dans la tête des fondateurs de Raisons d’agir, La Fabrique, Le Croquant ou La Dispute, de fonder une maison d’édition indépendante critique.

1998-2002 : premiers pavés sur la plage

Entre chantiers d’élagage, peinture et menuiserie, les fondateurs, rejoints entre-temps par deux économistes, Jacques Luzi et Michel Barrillon, collaborent à divers projets éditoriaux – dont un qui leur permettra de rencontrer Jean-Marc Rouillan – et multiplient les contrats de packaging [6], accumulant sans le savoir les compétences de professionnels de l’édition. Tous deviennent instituteur, enseignant, chercheur – sauf un, qui sera éditeur. (...)

Les trois premiers titres sortent un an plus tard, dans la collection « Contre-feux » : Responsabilité des intellectuels de Noam Chomsky [9], Apologies de Denis Diderot et Les Chiens de garde de Paul Nizan [10]. Sur le plan éditorial, les influences sont rares : François Maspero, François Maspero et François Maspero, mais aussi les collections « Libertés » de Pauvert et « Tirés à part » de L’Éclat. Sur le plan politique, on se réclame tranquillement d’influences à la croisée de l’anarcho-marxisme rationaliste et du socialisme radical anti-stalinien. Paraissent ensuite Citations au combat, D’une abolition l’autre et le Manifeste d’octobre 1970, en coédition avec un éditeur montréalais [11] ; puis Réformes et Révolutions, La Guerre au vivant et, surtout, Interventions [12], qui feront changer Agone de stature. Avec de nouveaux collaborateurs (Marc Pantanella, Michel Caïetti, Sébastien Mengin, Annabelle Millet, Laure Coutens), la maison s’installe en 2000 dans un nouveau local, rue Puvis-de-Chavannes. Une deuxième collection – de littérature – sera créée l’année suivante, à l’initiative de Samuel Autexier, fondateur de la revue de poésie Propos de campagne, bientôt rejoint par sa sœur Héléna. D’abord appelée « Marginales », elle sera renommée « Manufacture de proses » par Anne-Lise Thomasson, qui en reprend la direction en 2008.

Articulée autour de deux pôles qu’on taxerait difficilement d’opportunisme – littérature pacifiste (notamment germanophone) et littérature prolétarienne (notamment suédoise) –, cette collection a pour ambition de revaloriser une littérature réaliste et politique, contribuant à la connaissance du monde. (...)

2002-2013 : la maison brûle (de tous ses feux)

Dans la nuit du 29 au 30 mai 2002, à Gasny (Eure), plus de trois millions de volumes constituant les fonds de soixante éditeurs, dont la plupart n’étaient pas assurés, disparaissent dans l’incendie des entrepôts des Belles Lettres, leur distributeur. Agone perd 92 % de son stock, soit plus de 50 000 exemplaires.

Le ministre de la Culture d’alors – Jean-Jacques Aillagon – promet un soutien indéfectible aux éditeurs sinistrés, le CNL débloque un fonds spécial et la presse à sensation, toujours plus encline à parler de l’édition indépendante quand elle disparaît que quand elle édite des livres, rivalise de titres sensationnels  : «  Mercredi des cendres  », «  L’angoisse de la page noire  », «  En lettres de feu » [15]...

Agone monte vingt-quatre dossiers de subvention et lance un appel à souscription qui permettront de reconstituer plus de la moitié du fonds en l’espace de dix-huit mois. Pour remercier ceux qui l’ont soutenue, la maison lance une gazette biannuelle qui sera distribuée gratuitement en librairie et dans les cinémas jusqu’en 2011 [16]. Par un hasard heureux, l’automne suivant voit paraître ce qui deviendra la plus grosse « locomotive » d’Agone : Une histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn – dont, comme pour la plupart de ses succès, elle a décroché les droits non pas grâce à un flair exceptionnel, mais parce qu’aucun autre éditeur n’en voulait. (...)

En 2003, suivant l’impulsion d’un donateur anonyme et dans une ambiance d’enthousiasme généralisé, Agone se lance dans l’achat à crédit d’un local en s’associant à un journal en gestation alliant critique des médias et critique sociale, CQFD, fusion du RIRe et de PLPL [18]. Malheureusement, tout le monde s’engueule.
(...)

En 2011 paraît le premier titre de la collection de sociologie, « L’ordre des choses » : L’École des ouvriers de Paul Willis. Sylvain Laurens, à qui la direction en avait été proposée, s’était d’abord jugé trop bleu pour une telle entreprise – mais il s’associe finalement à Julian Mischi puis à Étienne Pénissat, pour former une belle brochette de sociologues rationalistes et empiristes se situant eux-mêmes à gauche de l’« homo academicus rosenvallien ».

Agone comporte alors dix collections et publie de quinze à vingt titres par an. Malheureusement – une fois de plus –, tout le monde s’engueule. Cinq des six salariés quittent la maison d’édition entre septembre 2012 et janvier 2013, pour des motifs mêlant désaccords personnels et politiques et, sans nul doute, un vrai épuisement.

2014-2015 : inlassable optimisme

À l’automne 2013, Agone stabilise une nouvelle équipe de salariés, formée de Marie Billerot, Julia Bureau, Marie Hermann, Marie Laigle, Philippe Olivera et, encore et toujours, Thierry Discepolo. Confrontée à une crise toujours plus profonde du secteur de la librairie, à un comportement toujours plus agressif de la part d’Amazon [21] et à un manque d’humour toujours plus flagrant chez les contrôleurs des impôts, Agone n’a pas beaucoup changé.

Certes, elle a désormais une page Facebook, parce qu’il paraît que c’est plus pratique pour organiser des rencontres en librairie. Mais elle s’appuie toujours sur un trépied constitué de la vie (et de la voix) des dominés, des luttes sociales et politiques, et d’une exigence d’analyse, de connaissance et de vérité. Elle cherche encore à rendre accessible au plus grand nombre des ouvrages critiques, exigeants et soignés, et à bâtir des ponts entre mondes académique et militant, entre lettrés et grand public. Elle continue de mener une politique d’auteur, cherchant à rassembler des œuvres plutôt qu’à faire des « coups ». Et elle se donne toujours pour principe de « ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et ne pas traiter un sujet par sa seule actualité [22] ». Elle se caractérise encore par un mode d’organisation le plus égalitaire possible. Et on continue d’y penser que, si les livres ne changent pas le monde, ils peuvent au moins y contribuer. Pour résumer, les salaires sont toujours aussi bas, les nuits toujours aussi courtes, les ambitions toujours aussi modestes et les projets, toujours aussi fous.