
Au début de cette histoire, c’est une simple et – malheureusement – banale évacuation d’un camp de Roms. Lundi matin, 250 personnes sont expulsées d’un parking avoisinant l’université scientifique à Villeneuve d’Ascq. Un collectif de soutien, présent depuis le début, a cherché des solutions, et via les réseaux syndicaux, 90 Roms atterrissent à la flambant neuve bourse du travail à Fives. Une délégation syndicale, appuyée par un rassemblement de soutien, était reçue ce mercredi à la mairie de Lille, la bonne occasion d’en savoir plus. Alors j’ai mis ma capuche, enfourché mon vélo, et m’y suis rendu dare-dare.
• Quand j’arrive à l’heure du rendez-vous, soit 14 heures, il y a déjà beaucoup de monde à côté du beffroi. Une petite centaine de militants, plus quelques drapeaux, sont déjà présents. Mais peu de Roms. Plusieurs flics font le service d’accueil et je décide d’entrer, un officier me dévisage mais me laisse passer. Une fois à l’intérieur, je peux mieux observer la scène. Derrière la grille, côté mairie, une quinzaine de policiers, mélange d’officiers, de la BAC, entourés par Philippe Deschoot, de la BIVP (Brigades d’information de la voie publique) et de Bernard Eeckman, directeur de la police municipale et de leurs sbires, main à l’oreillette comme s’ils recevaient des infos en direct de je ne sais quel général d’armée en reconnaissance.
Je décide de sortir après m’être servi un fair trade de la machine à café du hall d’entrée. Le rassemblement a quelque peu grossi, les gens attendent le regard un peu vide, sans trop savoir ce qu’il se passe. Les journalistes font des allers-retours entre les syndicalistes, certains se racontent leur soirée du lundi.
Le calme est rompu par l’écho d’une petite colonne blanche qui se dirige vers nous. Ce sont pour la plupart des enfants, tous habillés de blancs et encadrés par quelques adultes français. Les gosses crient et répètent, comme les sans-papiers chaque mercredi sur la Place de la République à Lille : « So-so-so ! Solidarité ! So-so-so ! Solidarité ! » « J’y suis ! J’y reste ! Je ne partirai pas ! » Après avoir reçu de francs applaudissements, le groupe s’arrête, rigole, chahute. Un jeune rom étale une couverture par terre, s’allonge dessus et crie : « Ce soir je dors chez Madame Aubry ! » Les photographes se précipitent et prennent leurs clichés en mode rafale. Des enfants s’agglutinent autour de lui et chantent à tue-tête : « Je suis ! J’y reste ! » Un jeune homme les reprend gentiment : « Non c’est J’Y suis. J’Y suis ! » (...)
Le mégaphone commence à vrombir. Un syndicaliste annonce la raison du rassemblement : « Si nous interpellons le conseil général, c’est pour qu’il prenne ses responsabilités en tant que chef de file de la protection de l’enfance. Aujourd’hui, nous allons rencontrer Pierre de Saintignon, donc la mairie lilloise pour qu’elle prenne ses responsabilités en terme de relogement. » Le programme est annoncé et le micro peut passer chez les Roms. Le jeune homme de tout à l’heure s’avance.
« On n’a pas de couvertures pour les enfants. Les solutions n’arrivent pas rapidement. Nous sommes ici pour demander des solutions à Martine Aubry. La police est raciste comme en Roumanie. On n’a rien du tout en Roumanie. On est ici pour discuter. Je sais qu’il y a des Français qui n’aiment pas les Roumains. Vous, vous avez des enfants et des maisons, alors qu’il y a des maisons vides. On est fâchés. Comment faire ici ? On n’a plus rien, on a des enfants ! La Roumanie, c’est pareil, on n’a pas de travail. Nous on dort dehors. Les policiers ont pris nos caravanes, mis nos affaires par terre, nous ont empêchés de faire nos bagages et nous ont dit : "Dégage". On n ’est pas des chiens, on est des hommes comme vous ! Nos caravanes, c ’est nos maisons. Comment faire maintenant ? En Roumanie, j ’ai rien, pas de maison pas de travail. Si on va en Roumanie, si on va en France, c ’est pareil. Comment peut-on dire "dégage" aux enfants ? Nous ce n ’est pas grave, on est grands mais il y a des enfants, il y a des femmes enceintes ! Faites quelque chose pour nous ! Nous on quitte pas la France ! On reste ici ! En Roumanie, ils ont brûlé nos villages, ils nous ont tout pris ! » (...)
Le public apprécie et applaudit le courage du garçon qui fait l’effort de s’exprimer dans une langue qu’il ne maîtrise pas, et devant une centaine de personnes. Dans la foulée, je vois quatre personnes entrer dans la mairie.Ce sont quatre syndicalistes, accompagnés par des attachés de presse ou des adjoints de l’adjoint. Peu importe du reste. Je remarque surtout qu’ils ne sont pas accompagnés de Roms, et je trouve ça… gênant. Un syndicaliste de Solidaires me dira plus tard que « c’est intéressant de montrer que l’intersyndicale est unie sur ce sujet », tout en regrettant que ça soit le seul point d’accord trouvé par l’intersyndicale depuis des lustres.
Commence alors une longue, très longue attente. Les minutes passent et la meute que nous formions se vide pas à pas. Les journalistes ne sont plus là, peut-être déjà en train de rédiger leur article, peut-être attendant au chaud dans la mairie. Dommage, ils n’entendront pas ce qui va suivre, vu que je n’en trouve pas trace dans la presse matinale du lendemain. C’est comme si les journalistes oubliaient de recueillir la parole des premiers intéressés, d’écouter ce qu’ils ont à dire. (...)
le silence amorphe de l’attente est rompu, comme un éclair dans la nuit, par Caroline, 19 ans dont trois passés ici, en France. Des yeux aussi sombres que sa détermination est claire. Elle chope le micro et harangue la foule. « J’ai été à l’école depuis 2010. J’ai essayé, j’ai fait tout ça, et je n’ai pas de travail. » Sa voix devient rauque, légèrement cassée. « Les policiers ont pris nos caravanes. On a fui la Roumanie pour le racisme, on a brûlé des maisons dans nos villages. » Puis viennent les larmes. Sa colère les contient dans ses yeux, mais sa voix se charge de leur donner chair. « Il y aussi des personnes qui ont des problèmes de santé graves. Ils dorment par terre à la Bourse du travail. Dans tous les cas, on ne peut plus bouger sans nos caravanes. Nous sommes des personnes, pas des chiens. On a essayé de parler à la police, à la mairie, mais rien. On n’a pas de possibilité ! » (...)
À bien regarder les yeux fatigués des différents soutiens et des Roms, je n’ai pas besoin de confirmation. Ces gens-là sont dans l’urgence depuis trois jours, entre évacuation policière et recherche d’hébergement. Lundi, ils ont bien tenté d’investir l’ancienne bourse du travail de Lille, un énorme bâtiment désormais abandonné. Quelques-uns y sont entrés, avant d’être délogés par la police, appelée par… le propriétaire. (...)
Nous sommes interrompus par le retour de l’intersyndicale, accompagnée d’un ou deux journalistes disparus. Le porte-parole prend le micro et s’adresse à la foule. La barrière nous sépare. Derrière lui, des policiers et des journalistes. Derrière lui l’ordre.
« La discussion avec Monsieur de Saintignon a été longue et elle n’est pas terminée. On demandait une table ronde de l’ensemble des parties concernées : la préfecture, le conseil général pour la protection des enfants, la mairie de Lille parce que la Bourse du travail est à Lille et le procureur de la République parce qu’il y a nécessité de protéger les enfants. Pierre de Saintignon a exprimé un grand désaccord avec la politique de Manuel Valls au plan national. Il dit que c’est la responsabilité de l’État qui doit assumer. Il doit appeler le préfet du Nord maintenant et doit donner une réponse au secrétaire général de la CGT. » Les gens applaudissent, mais je ne sais pas trop pourquoi. (...)
Je demande où ils dorment. Un syndicaliste me répond.
« Ils dorment dans la salle polyvalente. Ils n’y accèdent que la nuit et le matin on range tout, histoire de pas créer plus de tensions avec les autres syndicats… »
Dans le couloir, ça court, ça parle ça s’organise. Les Roms sont soit dehors, soit devant un écran posté dans une salle. L’urgence semble continue. On voit bien ici que c’est le syndicat Solidaires qui gère l’accueil ; mais il est clair que ça ne pourra pas tenir longtemps avec leur quatre WC et deux lavabos. On décide alors de se rentrer. Je détache mon vélo et un vieil homme Rom me regarde. Il me dit « Bon courage ! » Je sais pas trop quoi répondre à ce miroir, si ce n’est le saluer. •