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A Briançon, la « politique en actes » d’une population fortement mobilisée pour l’accueil des migrants
Article mis en ligne le 5 mars 2018

« En montagne, on ne laisse jamais quelqu’un en difficulté. » Cyniquement oubliée par les autorités, cette évidence ne l’a pas été par les habitants de la sous-préfecture des Hautes-Alpes, perchée à 1300 mètres d’altitude et située sur l’une des voies de passage les plus empruntées – et les plus dangereuses – entre l’Italie et la France. Entre les maraudes qui récupèrent les migrants, les multiples lieux d’hébergement, alternatifs ou chez l’habitant, l’approvisionnement en nourriture, en linge... Tout un écosystème de solidarités montre l’exemple d’une population mobilisée pour un accueil digne de celles et ceux qui sont lancés sur les routes de l’exil. Reportage.

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En cette soirée de février, deux voitures avalent la douzaine de kilomètres de la N94 dont les lacets mènent à la station de Montgenèvre. A l’arrivée, les phares sont rapidement éteints, une fois garés sur le petit parking. Il faut redoubler d’attention : en plus de retrouver la trace des migrants, il s’agit de ne pas en laisser pour les patrouilles policières. La discrétion est la première garantie contre les interpellations, de plus en plus nombreuses ces derniers mois à l’encontre de ceux qui osent venir en aide [1] à ceux qui risquent pourtant leur vie sur les routes de l’exil.

Dans le clair-obscur, les migrants succèdent aux skieurs
Les arrivants sont près d’une petite cabane en bois, à l’orée de la forêt. Il y a quelques heures, elle servait encore d’abri pour le perchiste des remontées mécaniques. A Montgenèvre, doyenne des stations de ski françaises, la liberté de circulation est aujourd’hui à géométrie variable : à la lumière du jour, ses pistes restent prisées des touristes internationaux venus profiter des joies du sport d’hiver. Une fois la nuit tombée, ce sont d’autres nationalités, refoulées, qui y glissent en ombres furtives. Ce soir-là, les rescapés viennent de Guinée, du Sénégal, de Côte d’Ivoire et du Pakistan. Ce sont de jeunes hommes, entre 16 et 32 ans, et pour eux, la frontière est bel et bien une réalité, à l’intérieur de l’espace Schengen. Pour la contourner, ils ont dû emprunter, en jeans et en baskets, des couloirs enneigés à l’abri des regards, mais pas forcément des avalanches.

Transis de froid sur la banquette arrière, ils reprennent leur souffle en silence, sous de grosses couvertures. (...)

« Passer par le col de l’Échelle serait suicidaire »
Ces secouristes en haute-montagne d’un genre un peu particulier, se sont fait connaître sur le col de l’Échelle, à quelques kilomètres plus au nord, par lequel la très grande majorité des passages se sont faits jusqu’à la fin d’année dernière. Mais celui-ci a fermé en janvier, comme chaque année à la même saison, durant laquelle il n’est pas déneigé. De l’autre côté du col et de la frontière, à Bardonecchia, les migrants qui arrivent par le train rencontrent alors des Italiens qui assurent un autre type de maraude : « Il faut à tout prix les empêcher de passer par le col de l’Échelle. Ce serait suicidaire. Avec le fort niveau d’enneigement de cet hiver, le risque d’avalanche est maximum. Il est presque impossible de passer sans se tuer », alerte Cédric, coordinateur des équipes de maraude côté français. (...)

Le nouvel itinéraire « conseillé » passe par le col de Montgenèvre, sans tarir la situation d’extrême-urgence qui règne au quotidien : « Après tout ce qu’ils ont enduré pour arriver jusque-là, l’enneigement ne suffit évidemment pas à décourager les migrants. Mais beaucoup sous-estiment sa dangerosité, ils n’ont pas conscience des risques », poursuit Cédric. De fait, les arrivées restent toujours aussi nombreuses à Briançon, ces dernières semaines. (...)

De l’action institutionnelle aux marges de la légalité
A l’instar des six rescapés nocturnes, la plupart trouvent à Briançon une terre d’accueil quasi inespérée au cours de leur périple. Les maraudes ne sont que la première pierre, décisive, d’un édifice local particulièrement dense et étendu de soutien aux exilés. Ce réseau de solidarité apparaît aujourd’hui, en France, unique par son ampleur – comme en témoignent les médias du monde entier qui défilent ici en continu depuis trois mois : « Il finit par y avoir plus de journalistes que de bénévoles », persifle l’un de ces derniers. C’est dire, tant le réseau « Tous migrants », qui fédère tous les acteurs locaux de l’accueil des exilés, compte nombre de petites mains : plus de 500 bénévoles engagés au total, soit un sacré chiffre au regard des 22 000 habitants que compte l’agglomération briançonnaise. (...)

En somme, 2% de la population est directement impliquée auprès des migrants dans la ville la plus élevée d’Europe, du haut de ses 1300 mètres d’altitude (...)

« Ici on est centré sur l’essentiel : réchauffer et nourrir »
L’accueil à Briançon se revendique prosaïque, gardant ses distances avec des codes trop marqués politiquement : « On ne parle pas de "combat" mais d’ "action", pour ne pas effrayer les grands-mères ou les enfants », résume dans un sourire Michel Rousseau, cofondateur et trésorier de Tous migrants. La posture est une condition sine qua non de bon fonctionnement, dans un réseau très hétérogène – et largement intergénérationnel : de la paroisse locale aux libertaires, des habitués des manifs syndicales aux jeunes découvrant l’engagement associatif, tout le monde se rassemble autour du même enjeu et coopère.

La dénominateur commun est avant tout humaniste (...)

Entre le manque de places dans les dispositifs officiels et tous ceux qui n’y sont pas éligibles, Welcome permet d’offrir un toit de manière plus pérenne : « Le dublinage est une purge qui prend des mois, et pendant tout ce temps, les migrants sont hors-radar des procédures officielles, témoigne Christophe, le responsable de l’antenne briançonnaise. Nous sommes là pour assurer un besoin essentiel qui n’est pas pris en charge par l’État. » Depuis sa création ici il y a tout juste un an, le réseau Welcome a vu plus de 150 familles ouvrir leurs portes pour une durée d’un mois, renouvelable à l’envi à condition d’alternance, tel que le prévoit la charte.

Bienvenue chez Marcel
D’autres trouvent refuge « Chez Marcel », le squatt qui a ouvert à l’été sur les hauteurs de la ville, à Puy-Saint-Julien. Sous la banderole « Ouvrons nos frontières », quatre panneaux photovoltaïques assurent l’autoconsommation de cette maison de trois étages, héritée du célèbre ermite Marcel Amphoux, agriculteur de la région dont le mariage puis le testament ont défrayé la chronique. Une vingtaine de personnes y vivent en continu, parfois sur plusieurs mois, à l’image de Justin qui a quitté le Cameroun pour des raisons politiques. (...)

Et puis il y a toutes ces familles qui, sans s’inscrire dans un mouvement en particulier, se sont organisées pour dégager un lit, offrir le couvert et un peu de répit. Parfois pour plusieurs mois (...)

« On sort de la politique abstraite pour revenir à son essence, en actes »
Au fil des mois, dans un contexte national assombri par le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration, cette symbiose briançonnaise dans l’organisation d’un accueil digne est devenue un contre-modèle, quasiment érigé en laboratoire. (...)

A Briançon, l’exemplarité fait donc vœu d’humilité et de sobriété – la légende du Colibris, où chacun « fait sa part », s’y raconte plusieurs fois par jour. Si le défi humanitaire et logistique est relevé chaque jour, ce fonctionnement en rhizome n’y est sûrement pas étranger. Ici, pas de porte-parole au sens traditionnel. Du côté de l’Hôtel de ville, le maire Gérard Fromm, détaché du Parti socialiste dont il a rendu sa carte en décembre 2015, prend soin de n’en tirer aucune couverture, une discrétion à la mesure du soutien, sans faille, qu’il apporte sur le terrain.

Derrière son atour dépolitisé voire apolitique, la mobilisation n’en redonne pas moins ses lettres de noblesse à l’idée de désobéissance civile (...)

A Briançon, cet écosystème de l’accueil a transformé la solidarité envers les migrants en une réalité aussi généreuse qu’efficace. Tel un simple devoir. Pour d’autres, ces phares qui continuent de s’allumer dans la nuit sont aussi synonymes d’espoir.