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France TV Info
Utilisé pour l’agriculture française, le phosphate provoque une catastrophe sanitaire en Tunisie
#phosphate #Tunisie #intoxications #pollution #agroalimentaire #Roullier
Article mis en ligne le 22 octobre 2023
dernière modification le 21 octobre 2023

Le géant breton de l’agroalimentaire Roullier possède deux usines à Gabès en Tunisie, où il produit des compléments alimentaires pour l’élevage. Il achète son phosphate à un complexe chimique responsable d’une catastrophe écologique.

(...) Une ressource naturelle précieuse pour les finances du pays, extraite plus à l’ouest, dans le bassin minier de Gafsa. Depuis 50 ans, le minerai noir, nécessaire à la fabrication d’engrais, est acheminé en train ou en camion vers le Groupe chimique tunisien (GCT) construit au bord du golfe de Gabès. L’entreprise nationale lave et traite le phosphate, y ajoute du soufre, pour fabriquer l’acide phosphorique qui sera exportée par cargo un peu partout dans le monde.
Des millions de tonnes de déchets en mer

Cette opération n’est pourtant pas sans conséquence : la fabrication d’une tonne d’acide phosphorique engendre cinq tonnes de déchets. Ce sont des boues, saturées en métaux lourds, naturellement radioactives, dont il faut se débarrasser. Or, à Gabès, ces déchets, appelés “phosphogypse”, sont directement jetés dans la mer Méditerranée. Les quantités sont astronomiques : entre 10 000 et 15 000 tonnes de rejets par jour, soit environ cinq millions de tonnes par an. (...)

Lorsqu’on longe l’immense plage de Chatt Essalem qui mène du port de pêche au complexe chimique, on découvre un paysage apocalyptique. La Méditerranée a une couleur mercure, oscillant entre le brun et le gris. Nous ne marchons pas sur du sable, mais sur des couches de phosphogypse qui se sont accumulées au fil des décennies. La plage noire est parsemée par endroits de billes jaunes, presque fluorescentes. Il s’agit de rejets de soufre, un minéral insoluble.

Tortues mortes et métaux lourds (...)

Au niveau de l’émissaire, sur la plage de Chatt Essalem, le taux de cadmium – un des métaux lourds les plus cancérogènes – est presque 900 fois supérieur au seuil maximal fixé par les autorités canadiennes. À trois kilomètres de là, dans la zone de pêche, il est encore dix fois supérieur. Dans les échantillons de phosphogypse, on trouve aussi du zinc (85 fois au-dessus du seuil d’alerte) et de l’arsenic en grande quantité (112 fois au-dessus la norme). (...)

L’État tunisien est conscient du problème. Il a interdit la pêche autour du complexe chimique de Gabès. Et cela fait presque 45 ans que personne ne se serait baigné sur cette plage de Chatt Essalem, selon Khayreddine Debaya. “Le pH de la mer est très acide, explique-t-il. C’est dangereux de rester ici, vous pouvez avoir des problèmes de peau instantanément.”

La pêche, une activité à la dérive (...)

Des enfants intoxiqués (...)

Le 13 octobre 2023, des écoliers ont été évacués de leurs classes suite à une fuite de gaz émanant d’une des usines. Une dizaine d’enfants ont été transportés en urgence à l’hôpital.

Cet incident n’est pas le premier. Et dans les ruelles de Chatt Essalem, de nombreux Gabésiens nous font part de problèmes respiratoires dus notamment, selon eux, aux fréquents “dégazages” des usines pendant la nuit. (...)

Une catastrophe sanitaire

“Gabès, c’est l’endroit de Tunisie où vous trouverez le plus de cas de cancers, lance de son côté Toufik, qui habite le quartier de Chatt Essalem depuis des décennies. Beaucoup d’enfants naissent handicapés. De nombreuses femmes font des fausses couches. Quand elles vont chez le médecin, on leur dit que c’est à cause de la pollution”, assure-t-il. Des fausses couches à répétition, il y en aurait aussi chez les animaux. (...)

Près du complexe chimique, beaucoup de riverains souffrent aussi d’ostéoporose. Une pathologie qui, selon les médecins que nous avons rencontrés, pourrait être directement liée aux rejets d’acide phosphorique. Mais comment prouver que toutes ces maladies sont liées à la pollution ? (...)

La flore semble aussi pâtir de ces rejets toxiques. Dans la palmeraie de Chatt Essalem, qui abrite des jardins partagés, les feuilles et le raisin sont recouverts de poussières amenées là par le vent. Beaucoup de plantes sont grillées, sans doute par manque d’eau. Les habitants accusent le groupe chimique d’avoir épuisé les nappes phréatiques de l’oasis, car le traitement du phosphate brut réclame énormément d’eau. (...)

Mokhtar évoque aussi avec nostalgie l’époque où la plage de Chatt Essalem était noire de monde, où les touristes venaient du monde entier, se promenaient en calèche au bord de la Méditerranée, appareil photo en main. Aujourd’hui, les hôtels fastueux sont déserts, comme si le temps s’était arrêté, et l’oasis maritime, pourtant unique au monde, ne fait plus partie des circuits touristiques proposés en Tunisie.
De l’engrais utilisé en France

L’engrais phosphaté fabriqué par le groupe chimique de Gabès est exporté dans l’hexagone. Comme l’ont révélé nos collègues de Vakita, l’entreprise tunisienne s’est spécialisée dans la fabrication du DAP 18-46, l’un des intrants agricoles les plus utilisés en France, généralement vendu chez des grossistes. Au printemps, il constitue un accélérateur de croissance pour les cultures de céréales, de pommes de terre ou encore de betteraves.

Une entreprise française a aussi des intérêts économiques directs au sein du complexe industriel de Gabès. Le groupe Roullier, via sa filiale Phosphea, y a installé deux usines. Il achète directement de l’acide phosphorique au Groupe chimique tunisien et l’utilise pour fabriquer sur place ce que Phosphea appelle des “solutions nutritionnelles à base de macro-minéraux”. Ces compléments alimentaires, sous forme de petites billes blanches, sont utilisés dans les élevages de poulets, de vaches, de porcs, et même de crevettes. Le phosphore permet aux animaux de grandir plus vite, de produire plus de lait ou de mieux se reproduire...
Une responsabilité indirecte du groupe Roullier ? (...)

Mokhtar évoque aussi avec nostalgie l’époque où la plage de Chatt Essalem était noire de monde, où les touristes venaient du monde entier, se promenaient en calèche au bord de la Méditerranée, appareil photo en main. Aujourd’hui, les hôtels fastueux sont déserts, comme si le temps s’était arrêté, et l’oasis maritime, pourtant unique au monde, ne fait plus partie des circuits touristiques proposés en Tunisie.
De l’engrais utilisé en France

L’engrais phosphaté fabriqué par le groupe chimique de Gabès est exporté dans l’hexagone. Comme l’ont révélé nos collègues de Vakita, l’entreprise tunisienne s’est spécialisée dans la fabrication du DAP 18-46, l’un des intrants agricoles les plus utilisés en France, généralement vendu chez des grossistes. Au printemps, il constitue un accélérateur de croissance pour les cultures de céréales, de pommes de terre ou encore de betteraves.

Une entreprise française a aussi des intérêts économiques directs au sein du complexe industriel de Gabès. Le groupe Roullier, via sa filiale Phosphea, y a installé deux usines. Il achète directement de l’acide phosphorique au Groupe chimique tunisien et l’utilise pour fabriquer sur place ce que Phosphea appelle des “solutions nutritionnelles à base de macro-minéraux”. Ces compléments alimentaires, sous forme de petites billes blanches, sont utilisés dans les élevages de poulets, de vaches, de porcs, et même de crevettes. Le phosphore permet aux animaux de grandir plus vite, de produire plus de lait ou de mieux se reproduire...

Une responsabilité indirecte du groupe Roullier ? (...)

La France félicite Roullier

Les autorités françaises sont informées de l’impact de cette activité phosphate à Gabès. Mais pas question pour elles de jeter la pierre au groupe Roullier. En 2022, l’ambassadeur de France en Tunisie, André Parant, a visité les usines gabésiennes de Phosphea. L’ambassade a ensuite posté des photos sur les réseaux sociaux, agrémentées de commentaires vantant les excellents chiffres du groupe français en Tunisie et les investissements réalisés sur place. Mais aucune de ces photos ne montrait le paysage quasi apocalyptique qui entoure le groupe chimique. (...)

Le ministre français de l’Agriculture Marc Fesneau a, quant à lui, été à de nombreuses reprises interpellé sur le sujet par nos confrères de Vakita. Va-t-il agir ? Et si oui, comment ? Sollicité depuis par la cellule investigation de Radio France, le ministre nous a affirmé qu’il allait “regarder cela avec [ses] partenaires tunisiens afin d’apporter une réponse dans les prochaines semaines”. Plusieurs semaines, depuis, se sont écoulées, nous avons relancé son cabinet. Sans succès.

Quant à l’Union européenne, elle a débloqué il y a quelques années une enveloppe de cinq millions d’euros pour mener des études sur l’impact de la pollution du golfe de Gabès et pour aider les autorités locales à sortir de cette crise environnementale. Un plan d’aide qui n’a pas vraiment été suivi d’effet. En dépit de la colère d’une partie de la population de Gabès, en juin 2023, le président tunisien Kaïs Saïed, quant à lui, a indiqué qu’il voulait aller encore plus loin dans l’extraction et la transformation du minerai. Une ressource capitale pour ce pays en crise.