
Face à la saturation des centres d’hébergement et aux expulsions de réfugiés hors de la capitale, des propriétaires privés, sensibles à leur situation, mettent temporairement leurs locaux vacants à la disposition d’associations d’aide aux migrants.
C’est un grand duplex désaffecté de 500 m² au fond d’une cour pavée du XXe arrondissement de Paris. On y entre par une petite porte en bois qui donne sur un couloir exigu, au bout duquel sous les néons blafards d’une grande pièce à vivre… des dizaines de tentes ont été déployées. Lorsqu’on monte l’escalier, plusieurs autres abris sont installés entre quatre murs avec vue sur les terrasses voisines. Assis sur un matelas gonflable, Ali (1), un Ivoirien de 17 ans, mordille une cuisse de poulet. Il scrute autour de lui et plaisante : « C’est ici qu’on habite maintenant. C’est beau, hein ? »
Comme Ali, entre 70 et 80 jeunes étrangers en recours passent la nuit dans ces bureaux d’entreprise vides. Les lieux appartiennent à la start-up française de David Peronnin, fondateur de Clubfunding Group, spécialisée dans l’investissement participatif en immobilier. (...)
Quand il passait dans l’Est parisien, à Stalingrad ou la Chapelle, le PDG de 39 ans s’inquiétait de voir ces jeunes migrants dormir à la rue. Des ados dans une « zone grise » de l’Etat français, selon les associations : à leur arrivée dans le pays, ils ont été soumis à un entretien d’évaluation sociale – comme tous les étrangers qui se déclarent mineurs – au cours duquel leur âge a été mis en doute, parfois par manque de documents ou pour des récits imprécis. La plupart contestent cette décision auprès d’un tribunal pour enfants mais, en attendant le jugement, ils sont laissés dehors, sans prise en charge et sans accompagnement. En y réfléchissant, David Peronnin y a vu une équation simple à résoudre : « D’un côté, j’ai des locaux vides parce qu’on veut les rénover bientôt et de l’autre, il y a des jeunes qui dorment dehors. Pourquoi ne pas leur en faire profiter ? » explique le chef d’entreprise. Une mesure de « bon sens » selon lui plutôt qu’un acte politique ou militant. Il s’est tourné vers Utopia 56, qu’il ne connaissait pas avant de s’intéresser à la question, et les deux parties se sont mises d’accord pour signer un bail temporaire jusqu’en juin, date du début des travaux. Une bouffée d’air pour les jeunes exilés. (...)
« Ici, ils ne seront pas expulsés »
Dans le milieu, lorsque l’on parle des « mineurs en recours », on sait ce que cela implique : des ados vulnérables qui dorment sur le bitume, sans leurs parents, sans aller à l’école, certains vivant avec une souffrance psychologique liée à leur histoire ou à leur exil. Une situation « injuste » et « inappropriée » selon Yann Manzi, le fondateur d’Utopia 56, qui les accompagne. « On accompagne plus de 300 gamins comme eux dans la rue en ce moment et plus de 50 % sont finalement reconnus mineurs à l’issue de la décision du juge pour enfants » (...)
Ces derniers mois, les Jeux olympiques de Paris approchant, il a été de plus en plus difficile – voire impossible – pour ces ados de poser une tente dans la capitale. Il faut faire place nette. Leurs petits campements ont été à chaque fois expulsés par les forces de l’ordre et les exilés errent en bordure de Paris, sous des ponts ou dans des parcs où ils redoutent les bagarres et les vols. Quant aux hébergements d’urgence, « ils sont tous saturés », regrettent en chœur les jeunes hommes accueillis dans les locaux de Clubfunding Group.
« L’avantage c’est qu’ici, contrairement à la rue, ils ne seront pas expulsés par la police, se satisfait Yann Manzi. Ce n’est pas le grand luxe, mais c’est toujours mieux que le bitume. Une équipe fait des rondes la nuit pour s’assurer que tout se passe bien, on a mis quatre salariés sur le projet. » Clubfunding Group, de son côté, a engagé 30 000 euros de travaux environ pour mettre les lieux aux normes électriques. Le binôme association-propriétaire a aussi prévenu les voisins, la mairie, et les bénévoles ont dressé une liste de jeunes à appeler en fonction de leur ancienneté dehors. Le confort est rudimentaire : pas de douches mais des toilettes et un point d’eau à l’étage. Pour ne pas trop perturber la tranquillité du quartier, les lieux sont ouverts de 20 heures à 9 heures seulement. « On surnomme ça le 115 de la débrouille. Ça fonctionne plutôt bien : ça redonne de la dignité aux jeunes et à nous, les associations. On n’en pouvait plus d’être dehors. Depuis qu’ils sont ici, il faut voir comment ils ronflent les jeunes ! Ils avaient besoin de repos », s’amuse Manzi. (...)
« Quand je suis arrivé en France, c’était horrible. J’ai passé un mois dehors, j’avais perdu tous mes documents sur la route. Tout ce que je voulais, c’était aller à l’école », se souvient-il, assis près d’une table où des jeunes dînent. Sa mère est décédée quand il était enfant, il a grandi avec son père, un fermier libérien, et sa belle-mère qui le battait. John est parti en quête d’une « vie meilleure », celle qu’il imaginait en France, une terre de football, sa passion. (...)
« Il y a plein de locaux vides à Paris. Si ça se passe bien, il suffit de trois ou quatre endroits comme ça et plus personne ne dort dehors. »
— Yann Manzi, fondateur de l’association Utopia 56 (...)
En fin de journée, ceux qui ne trouvent pas de place au 115 se présentent sur le parvis de l’hôtel de ville, d’où Utopia les redirige vers ce lieu. Ce n’est pas le grand luxe non plus, mais les bambins ont l’air heureux et les adultes peuvent se reposer un peu (...)
Dans le sud de Paris, un lieu similaire a été mis à disposition en novembre par un autre propriétaire, cette fois à destination de familles. Le mystérieux bailleur, qui souhaite rester anonyme, lègue pour sa part un garage de 500 m² jusqu’en mai. Et l’expérience le montre déjà : « Tout le monde est content, tout se passe très bien. » (...)
En fin de journée, ceux qui ne trouvent pas de place au 115 se présentent sur le parvis de l’hôtel de ville, d’où Utopia les redirige vers ce lieu. Ce n’est pas le grand luxe non plus, mais les bambins ont l’air heureux et les adultes peuvent se reposer un peu (...)
Pour David Peronnin, ces initiatives doivent interroger l’apport d’une entreprise au sein de notre société, au-delà de sa croissance et de sa productivité. (...)
les baux des deux lieux se terminant avant l’été, 150 ados, enfants et parents étrangers seront à nouveau à la rue dans la capitale.