
Au terme de cinq mois de travaux et de 85 auditions, la commission d’enquête parlementaire sur les violences dans le secteur culturel dénonce des « dysfonctionnements systémiques » et des « manœuvres de silenciation ». Elle liste 86 recommandations.
« Nous avons tous notre part de responsabilité. Le temps est venu d’agir. » La commission d’enquête parlementaire « relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité », rend, mercredi 9 avril, un rapport très attendu, qui liste 86 recommandations pour s’atteler à « un enjeu civilisationnel majeur » et « offrir un monde plus sûr » aux professionnel·les de ces secteurs.
Au cours de cinq mois de travaux et « 85 auditions et tables rondes », menés par la députée écologiste Sandrine Rousseau (présidente) et le député MoDem Erwan Balanant (rapporteur), la commission a entendu quelque 350 professionnel·les des secteurs concernés (dont trois journalistes de Mediapart). À cela s’ajoutent les 23 auditions réalisées par la première commission, impulsée par l’actrice Judith Godrèche et brutalement interrompue par la dissolution en juin dernier.
Dans son rapport de 313 pages, consulté par Mediapart, Erwan Balanant dresse un constat implacable sur les « machines à broyer des talents » dans le secteur culturel, « la loi du silence » qui règne encore, et des « dysfonctionnements bel et bien systémiques », « au sens où l’organisation du travail, les pratiques professionnelles et les représentations qui les fondent favorisent l’apparition et le développement de pratiques violentes ».
Le rapporteur et Sandrine Rousseau ont par ailleurs effectué un signalement au procureur de la République après le témoignage d’Agathe Pujol sur ses années au Théâtre du Soleil, entre ses 16 et 18 ans.
Une évolution insuffisante (...)
Tout en rappelant que les violences traversent évidemment tous les secteurs professionnels, le rapport liste les facteurs qui ont constitué un « terreau » favorable et permis la poursuite des violences et de « l’omerta » dans les « familles du spectacle » : des secteurs « historiquement dominés par les hommes », « très hiérarchisés », où domine un « sexisme “ordinaire” » qui se double aussi de racisme ; un milieu pyramidal marqué par des relations de pouvoir asymétriques, une « précarité généralisée » du fait du « recours massif à l’intermittence » et une confusion entretenue entre vie privée et vie professionnelle ; et enfin le « mythe encore tenace du Pygmalion », le « culte du créateur tout-puissant » et « l’alibi artistique » pour exercer des violences. (...)
certains directeurs de casting utilisent aussi « leur position dominante pour exiger des faveurs sexuelles » de la part des comédien·nes, ou « exploitent ce contexte pour perpétrer des agressions sexuelles, voire des viols ».
Le système est aussi alimenté par des critiques et responsables de festival, dépeints dans le rapport comme des « détenteurs du pouvoir de prescription et gardiens de l’entre-soi ». La « connivence » existant entre certains critiques de cinéma, de théâtre ou d’art et les réalisateurs, metteurs en scène, « talents » dont ils sont censés analyser les œuvres, « empêche de faire la lumière sur certaines pratiques déviantes », estime le rapporteur. Tout comme le « cumul de fonctions » de certaines personnalités du métier – une des « caractéristiques frappantes » du milieu du cinéma français – qui clôt « le système sur lui-même » et garantit « le maintien de l’entre-soi ».
De ce fonctionnement pyramidal découle, selon le rapport, un système de débrouille, de « solidarité à bas bruit » et de pratiques d’« évitement » des agresseurs avérés ou potentiels (...)
Freins et « manœuvres de silenciation »
Outre les ressorts conduisant à minimiser, voire à occulter certaines violences, le rapport pointe « un large spectre de manœuvres de silenciation » dans un monde où la peur d’être blacklisté·e est réelle : menaces de représailles (physiques, personnelles et professionnelles), « parfois suivies d’effets », ou des tentatives d’intimidation par des menaces de plaintes, notamment en diffamation ou dénonciation calomnieuse, qui deviennent des « procédures bâillons ».
Le rapport identifie d’autres « freins » à la parole, tels que les conséquences matérielles et financières des actions en justice pour les victimes, notamment face à des auteurs dont la notoriété et les moyens sont importants. (...)
Les freins à la parole dans les secteurs audiovisuel et artistique sont aussi liés à la faible syndicalisation. Une conséquence de la structure très morcelée de l’emploi et du fait que « les personnes syndiquées sont mal vues dans ces secteurs ». (...)
Les mineur·es en première ligne
Le rapport consacre également une trentaine de pages à la situation alarmante des mineur·es dans ces secteurs, qui était « la motivation première » de la demande de création de cette commission. Ces dernières années, de Flavie Flament à Judith Godrèche, en passant par Adèle Haenel, de nombreuses personnalités ont alerté sur les violences sexuelles à l’égard des enfants dans le secteur artistique.
Les auditions ont fait émerger une absence fréquente de respect des conditions d’emploi des mineur·es, de nombreux abus dans le monde du cinéma ainsi que dans les établissements d’enseignement artistique, mais plus largement les situations à risque dans lesquelles étaient placés les mineur·es, notamment dans des scènes sexualisées.
Le sujet est loin d’être marginal (...)
Le rapport formule plusieurs recommandations pour améliorer la protection des enfants du spectacle. Notamment : étendre le cadre juridique actuel aux mineurs âgés de 16 à 18 ans ; prohiber les photographies de mode sexualisant les mineur·es ; prévoir un cadre plus protecteur pour les enfants de moins de 7 ans ; contrôler l’honorabilité de toutes les personnes amenées à encadrer des enfants dans le secteur culturel, etc.
La persistance de résistances fortes
Les travaux de la commission ont aussi montré combien des résistances perduraient, dans les « consciences » comme dans les « discours ». (...)
Enfin, le rapport pointe une « dernière “bastille” du monde d’avant MeToo », la Cinémathèque française, « présidée par un homme, dirigée par un homme », dont le conseil d’administration « ne compte qu’une femme sur cinq » et dont « la programmation est aussi le fait d’un homme ». Dès 2018, Mediapart avait révélé comment cette institution emblématique du septième art, soutenue financièrement par l’État, avait posé une chape de plomb sur la question des violences sexuelles.
L’association a aussi été « au centre de plusieurs polémiques » (...)
Signe aussi que la situation peine encore à changer : alors que de nombreuses femmes du monde du cinéma ont témoigné ouvertement – parmi lesquelles les actrices Sara Forestier, Anna Mouglalis, Nina Meurisse, Nadège Beausson-Diagne ou encore Judith Godrèche, qui ont livré des récits difficiles – quatre acteurs célèbres et installés – Jean Dujardin, Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Jean-Paul Rouve – ont demandé à être auditionnés à huis clos.