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Mediapart
Une entreprise « éthique et équitable » française abandonne ses brodeuses sénégalaises
#commerceequitable #exploitation #Senegal
Article mis en ligne le 28 novembre 2024

La CSAO, fabricante d’objets de décoration, a fait travailler des dizaines d’ouvrières sans aucun contrat de travail. Lorsqu’un de ses ateliers a fermé au printemps, les travailleuses n’ont donc obtenu aucun dédommagement. L’entreprise estime qu’il s’agissait d’artisanes indépendantes.

l’entreprise, qui vend des objets de décoration pour la maison, se présente depuis sa création en 1995 comme une « pionnière du commerce équitable au Sénégal ».

Valérie Schlumberger a vécu au Sénégal à partir de 1973 pour travailler à la confection et à l’export de tissus vers la France. Son objectif est de « diffuser en France et en Europe le fruit du travail des meilleurs artisans et artistes d’Afrique de l’Ouest », affirme le site internet de la marque. En tout, ce sont plus d’une centaine de brodeuses qui ont travaillé à la production des différents objets de l’entreprise au fil des années. (...)

À notre connaissance, les brodeuses ne disposent pourtant d’aucun document, comme des factures, qui permettraient d’attester de leur statut d’indépendantes. De plus, elles affirment se considérer comme salariées de la CSAO, et avoir reçu des consignes de la part de Valérie Schlumberger ou encore d’une autre de ses filles, Ondine Saglio, à la tête de la direction artistique de l’entreprise depuis 2012. Lors de nos échanges avec ces anciennes brodeuses, elles ont toujours parlé de Valérie Schlumberger comme de leur « patronne ».
Un travail éprouvant

Pendant des années, les travailleuses sénégalaises avaient pour mission de broder sur des coussins ou des sacs en wax un mot : « amour », « love », « bonheur », « maman », etc. Les articles étaient ensuite vendus dans le magasin parisien de la CSAO, situé au cœur du quartier du Marais, ou via un réseau de distributeurs en France et à l’international. Dans la boutique, au milieu des présentoirs où sont disposés les coussins, une affiche annonce : « Auparavant sans revenus ou vivant de métiers très éprouvants, ces femmes peuvent aujourd’hui subvenir aux besoins de leur famille avec un revenu sûr. »

Or, l’ensemble des travailleuses avec qui Mediapart a pu échanger dénoncent des conditions de travail qui ne correspondent pas au discours vendu par la marque à ses client·es. Travailler à la CSAO a aussi pu être éprouvant pour ces brodeuses. « On avait mal au dos, aux jambes, on passait la journée assises sur une chaise en bois, mais on ne pouvait rien dire, car on voulait gagner notre petit quelque chose », explique Aya. (...)

Le travail pouvait se révéler encore plus intense lorsque Ondine Saglio, la directrice artistique, se rendait au Sénégal dans les ateliers, dénonce Sokhna. (...)

Les travailleuses sénégalaises ne bénéficiaient pas non plus de congés payés. (...)

Le congé maternité est pourtant bien prévu par le Code du travail sénégalais (six semaines avant l’accouchement et huit semaines après).

Interrogée, la fondatrice de la marque rappelle une nouvelle fois que les brodeuses sont indépendantes. « Si une brodeuse a choisi de continuer à travailler jusqu’à une date proche de son accouchement, cela relève de sa décision personnelle en accord avec le GIE », assure-t-elle.
Payées à la tâche

Pour les travailleuses, il était en fait particulièrement difficile de refuser les demandes des patronnes de l’entreprise, car leur rémunération dépendait de leur production. (...)

« les brodeuses touchaient seulement 5 euros pour un coussin, alors qu’elles les vendent jusqu’à 90 euros l’unité à Paris ». Elle fait rapidement le calcul et constate qu’il suffisait que l’entreprise « vende deux ou trois coussins [pour obtenir son] salaire par mois, alors qu’[elle pouvait] produire jusqu’à quatre cents coussins par mois ».

Valérie Schlumberger se dédouane entièrement de la question de la rémunération, puisque, à ses yeux, les travailleuses indépendantes étaient entièrement libres de leur temps de travail, « selon leurs besoins personnels et familiaux ». Elle ne commente pas les conditions de travail et de rémunération décrites par les brodeuses. (...)

Pendant de longues années, les brodeuses ont ignoré le prix de revente des objets qu’elles fabriquaient. Selon Aya, cette découverte a déclenché colère et ressentiment, mais elles ont préféré ne pas s’en plaindre. « Que voulez-vous qu’on fasse ? En Afrique, il n’y a pas beaucoup de travail, donc on n’a rien dit », glisse la brodeuse. Pour subvenir à leurs besoins, certaines salariées avaient un second travail. Elles se levaient le matin à l’aube pour ce premier job, avant de se rendre à l’atelier pour confectionner quelques objets.

Une fermeture provisoire devenue définitive

Les partenariats et la communication autour de ces femmes sénégalaises sorties de la pauvreté ne semblent pas avoir suffi. En mars 2024, la décision est prise de fermer l’un des deux ateliers au Sénégal, officiellement pour une courte période, car l’entreprise fait face à des difficultés (...)

Pourtant, les mois passent et les brodeuses affirment ne plus avoir de nouvelles de la part de Valérie Schlumberger, et n’entendent pas parler de réouverture. Interrogée sur cette décision, la fondatrice explique que « l’atelier de Gorée a été fermé, car le GIE a décidé de délocaliser la production dans un autre atelier au Sénégal pour s’adapter à son organisation ».

« C’est fini », lance, désabusée, Sokhna. Cet arrêt brutal l’a mise particulièrement en difficulté. « Depuis la fermeture, je n’arrive qu’à payer mon loyer, mais je ne peux plus donner à manger à mon enfant ni payer le transport pour qu’il se rende à l’école, je ne sais pas comment je vais faire pour m’en sortir », confie-t-elle. (...)

« Valérie n’oserait pas faire ça en France, faire travailler des gens pendant dix ans sans contrat, et tout arrêter du jour au lendemain sans les dédommager. » Valérie Schlumberger maintient sa version, affirmant qu’« aucune procédure de licenciement ne devait et ne pouvait être mise en place puisque les brodeuses ne sont pas des salariées ».

Selon nos informations, une seule femme, sur des dizaines de brodeuses, a obtenu un dédommagement pour la fermeture de l’atelier. Pour y arriver, il lui a fallu plusieurs mois de négociations et une multitude de relances auprès de Valérie Schlumberger et Ondine Saglio.

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 (Le Point)
Valérie Schlumberger, une ambassadrice pour les artisans sénégalais
PORTRAIT. Descendante de la famille Schlumberger, elle a fondé la CSAO, une structure qui diffuse l’artisanat sénégalais en Europe depuis plus de vingt ans. (...)