Secret des affaires, vie privée, fondations opaques… L’opacité règne sur les dons des entreprises aux établissements culturels ou d’enseignement supérieur, pourtant financés à 60% par de l’argent public, qui échappent de ce fait à tout contrôle.
À la fin du contrat, un dernier article fourre-tout, intitulé « Dispositions diverses ». Premier point, « Confidentialité et non-divulgation » : « Le contenu de la présente Convention est confidentiel et ne peut faire l’objet d’aucune divulgation à des tiers sans l’accord préalable des autres Parties, sauf si la divulgation est nécessaire en raison d’obligations légales, comptables ou réglementaires échappant au contrôle des Parties. » Ce n’est pourtant pas un contrat comme les autres. Il est signé en novembre 2021 entre une institution publique, le Collège de France, et une entreprise, TotalEnergies.
En échange de deux millions d’euros de mécénat, principalement pour financer la chaire « Avenir commun durable » de 2021 à 2026, le prestigieux établissement d’enseignement supérieur et de recherche s’engage à apposer le logo de la major pétrolière sur ses supports de communication, à organiser des ateliers « sur une thématique choisie par le mécène » ou encore à offrir des visites privées et des conférences, notamment aux élèves de l’école Industreet, fondée par… TotalEnergies. Le Collège de France s’abstient aussi « de faire toute communication directe ou indirecte, écrite ou orale, susceptible de porter atteinte à l’image et à la notoriété » du groupe. Autant de dispositions qui étaient censées rester secrètes.
C’est en lisant une chronique de Stéphane Foucart, journaliste au Monde, que Sebastian Nowenstein apprend l’existence du contrat liant TotaEnergies et le Collège de France. Ce professeur agrégé au lycée Gaston Berger à Lille multiplie les démarches, depuis plusieurs années, pour obtenir une multitude de documents administratifs. En mai 2025, il demande au Collège de France de lui communiquer les conventions signées avec Total ainsi que les échanges entre les membres de la chaire « Avenir commun durable » et le géant pétrolier.
Parcours du combattant
À son plus grand étonnement, l’institution lui transmet la convention de mécénat un mois plus tard. Habituellement, en l’absence de réponse positive, il est obligé de saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), voire le tribunal administratif, pour obtenir gain de cause. (...)
Secret des affaires
Car certaines écoles défendent l’opacité bec et ongles. C’est le cas de Polytechnique, qui refuse depuis 2022 de communiquer à Acadamia ses conventions de mécénat. L’association a porté l’affaire devant le tribunal administratif de Versailles, qui lui a donné raison le 26 octobre 2023. Hors de question pour l’institution, qui s’est tourné vers le Conseil d’État. Avec un argument de plus en plus utilisé depuis son inscription dans la loi en 2018 : le secret des affaires. Le 3 octobre 2025, le Conseil d’État a botté en touche. Il considère que les conventions de mécénat sont bien des documents administratifs, « en principe communicables aux personnes qui en font la demande », mais que certains éléments contenus dans le contrat – des données financières ou des informations sur des « aspects techniques » des projets financés par exemple – pourraient relever du secret des affaires. Le dossier a été renvoyé devant le tribunal administratif de Versailles pour être jugé à nouveau. (...)
Le budget des établissements d’enseignement supérieur, qui conduisent une mission de service public, devient ainsi de plus en plus opaque, à mesure que la part des financements privés augmente : elle est passée de 7,8% en 2010 à 20,8% en 2023. (...)
En plus du secret des affaires, les entreprises disposent d’un autre argument juridique encore plus inattendu pour échapper à leurs obligations de transparence : l’atteinte à la vie privée. En 2018, Anticor a demandé à consulter les comptes de la fondation Louis Vuitton, épinglée par la Cour des comptes pour le coût exorbitant de la construction de son musée dans le bois de Boulogne - 790 millions d’euros, dont 518,1 millions payés par le contribuable. Des comptes qui doivent obligatoirement être communiqués au préfet pour les fondations par lesquelles transitent plus de 153 000 euros de dons, et qui constituent donc des documents administratifs.
Le préfet refuse cependant de les transmettre à l’association anticorruption, estimant que cela porterait atteinte à la vie privée de la fondation Vuitton. (...)
« Les fondations rendent très rarement publics leurs comptes, note Anne Bory, maîtresse de conférence à l’Université de Lille et chercheuse au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Si elles communiquent sur leurs activités via leur site internet, on a rarement une transparence totale sur les montants donnés à telle ou telle association. » Un manque d’informations qui pose question, alors que le nombre de fondations a explosé depuis le début des années 2000. Selon la Fondation de France, il a été multiplié par cinq en vingt ans : on en compte 5300 en 2021, qui détiennent plus de 40 milliards d’euros d’actifs. La moitié appartiennent à des particuliers et des familles, 30% à des entreprises [1].
« C’est un vrai problème démocratique »
La Cour des comptes alertait déjà en 2018 sur ce développement « sans précédent » des fondations et fonds de dotation, qui fait « perdre au secteur sa lisibilité ». Elle appelait à les contrôler, à les suivre plus efficacement, et à doter l’administration d’un véritable pouvoir de sanction en cas d’irrégularités - supprimer les avantages fiscaux attachés aux dons par exemple. L’Inspection générale des finances faisait le même constat un an plus tôt : le contrôle est « fragmenté et peu coordonné, ce qui en limite la portée et ne permet pas d’avoir une vision d’ensemble du secteur ». (...)
Les règles auxquelles doivent se soumettre les fondations d’entreprise sont extrêmement limitées. Elles doivent s’inscrire dans une mission d’intérêt général et être à but non lucratif. Elles doivent aussi transmettre à l’administration un rapport d’activité, leurs comptes et un rapport du commissaire aux comptes si elles reçoivent plus de 153 000 euros de dons par an. Bien souvent, elles ne prennent pas la peine de se conformer à cette obligation légale. (...)
En 2020, l’État ne disposait toujours pas de « levier coercitif pour faire cesser cet état de fait », comme le notait un rapport parlementaire sur la philanthropie.