Le possible rachat de La Repubblica et La Stampa par un milliardaire grec proche de Donald Trump, lié au Qatar et à l’Arabie saoudite, suscite une vive inquiétude en Italie. D’autant plus que Moscou s’en mêle. En toile de fond : une lutte d’influence autour de médias critiques du gouvernement de Giorgia Meloni.
Deux journaux historiques, un acheteur "ultra-conservateur" et des réactions venues de Moscou : la vente annoncée de La Repubblica et La Stampa concentre toutes les inquiétudes sur l’avenir de la liberté de la presse en Italie. Ces deux quotidiens, parmi les plus lus du pays après le Corriere della Sera, pourraient bientôt passer sous le contrôle d’un homme jusque-là peu connu du grand public : Theodore Kyriakou.
À 51 ans, cet armateur grec à la tête du groupe Antenna n’est pas un investisseur ordinaire. Proche de Donald Trump, introduit dans les cercles du pouvoir au Qatar et partenaire commercial du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, il cristallise toutes les craintes.
Après des mois de rumeurs sur des négociations de vente des deux grands quotidiens italiens, la confirmation est tombée la semaine dernière. John Elkann, président du groupe Gedi - propriété de la riche famille Agnelli, fondatrice de Fiat - a annoncé le 10 décembre à ses salariés la signature d’un accord préliminaire exclusif pour la vente de ses activités à Theodore Kyriakou, pour un montant estimé à 140 millions d’euros. (...)
Si Antenna possède et contrôle déjà 37 chaînes, ainsi que des services de télévision et de streaming dans 12 pays européens, ce serait la première incursion du groupe dans la presse écrite. Une nouveauté qui alimente les soupçons en Italie : pourquoi s’intéresser soudainement à des journaux notoirement critiques envers le gouvernement italien, mais aussi vis-à-vis de la politique de Donald Trump et Vladimir Poutine ? Avant d’entreprendre cette démarche, le magnat grec s’est assuré d’avoir l’approbation de la Première ministre Giorgia Meloni, selon le journal espagnol El Pais qui cite plusieurs sources.
Le profil du repreneur intrigue d’autant plus : Theodore Kyriakou, décrit par le journal indépendant Blitz Quotidiano comme un "Berlusconi ultra-conservateur des Balkans", revendique volontiers sa proximité avec Donald Trump. Au printemps dernier, il figurait parmi les invités triés sur le volet d’un dîner organisé à Doha par l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al- Thani, en l’honneur du président américain. Selon le quotidien grec To Vima, il s’est même entretenu en privé avec les deux dirigeants sur des "questions liées aux développements commerciaux et politiques internationaux". (...)
Mais l’ombre la plus lourde est saoudienne. En 2022, le Fonds d’investissement public d’Arabie saoudite (PIF), présidé par Mohammed ben Salmane, a investi 225 millions d’euros pour acquérir 30 % du groupe Antenna. (...)
Une "interférence gravissime"
Preuve que l’enjeu dépasse largement l’Italie, l’ambassade de Russie à Rome est sortie de sa réserve. Dans un communiqué publié sur Facebook, elle s’est félicitée de la future vente en espérant qu’avec de nouveaux propriétaires, La Repubblica et La Stampa cesseraient d’être des "porte-voix d’une propagande antirusse débridée". (...)
Une intervention rarissime qui a suscité une riposte immédiate. Le comité de rédaction de La Republicca a dénoncé dans un communiqué cinglant une "interférence gravissime", et assuré que les journalistes continueraient, tant qu’ils le pourront, à "démonter les récits fallacieux des autocrates, despotes et fauteurs de guerre qui ne respectent pas le droit international".
Dans la foulée, plusieurs responsables politiques ont exprimé leur solidarité avec les rédactions. (...)
Face à l’émoi, le gouvernement italien dispose théoriquement d’un outil puissant : le "golden power" ou "pouvoirs spéciaux", un mécanisme permettant de bloquer des acquisitions étrangères dans des secteurs stratégiques. Mais le gouvernement de Giorgia Meloni temporise face à cette demande de la gauche. "C’est le marché qui décide", a balayé le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani, tout en reconnaissant que "si les quotidiens italiens restent dans des mains italiennes, c’est mieux pour la liberté de la presse, pour l’intérêt national". (...)
Rien n’indique à ce stade que la Première ministre ait l’intention d’intervenir. Une passivité qui interroge, alors même que ces deux titres constituent deux piliers du pluralisme médiatique italien. La Repubblica, en particulier, s’est imposé comme l’un des principaux contre-pouvoirs de son gouvernement. Une cession à un groupe étranger fait donc craindre un affaiblissement durable de cette voix critique.
À Turin, bastion historique de La Stampa, l’émotion dépasse le cadre journalistique. Pour beaucoup, la vente est vécue comme une trahison. Les lettres de lecteurs affluent, mêlant indignation et tristesse. (...)
les rédactions de La Repubblica et de La Stampa ont entamé des grèves, réclamant des garanties sur l’emploi et l’indépendance éditoriale.