
Emmanuel Macron dans l’affaire de la Légion d’honneur de Sarkozy et Marine Le Pen dans celle des emplois fictifs du RN ont tous deux utilisé exactement le même argument pour délégitimer la justice : l’élection est plus forte que la loi. Une dérive populiste digne d’un trumpisme à la française.
Emmanuel Le Pen et Marine Macron, deux jumeaux contre les juges. Le président de la République et sa principale opposante d’extrême droite ont utilisé à quelques jours d’intervalle, dans deux affaires pourtant bien distinctes mais parfois avec des mots identiques, le même argument rhétorique pour délégitimer l’œuvre de justice : le vote est plus fort que la loi, et du suffrage électoral doit découler un privilège de fait face au droit. (...)
Cet accès de populisme anti-judiciaire traduit un effondrement politique et moral au-delà des clivages partisans, digne d’un trumpisme français. (...)
Dans le dossier de la Légion d’honneur de Nicolas Sarkozy, l’attitude d’Emmanuel Macron a outré plusieurs récipiendaires et descendants de récipiendaires de l’illustre décoration, qui ont chargé l’avocat Julien Bayou (l’ancien député et secrétaire national du Parti écologiste) de déposer une requête devant le tribunal administratif afin que soit constatée la déchéance de fait de Nicolas Sarkozy de l’ordre de la Légion d’honneur. (...)
La démocratie ne se résume pas qu’au vote
En attendant la décision de la justice, administrative dans un cas (Sarkozy) et pénale dans l’autre (Le Pen), l’incantation par les deux principales figures politiques du pays de la « souveraineté populaire » pour faire parade aux conséquences de décisions de justice doit alerter sur l’état de dégradation du débat public. Il concerne l’un des fondements mêmes de la démocratie : l’égalité devant la loi.
Un cartel de l’impunité est désormais à l’œuvre, et il ne s’en cache pas. L’argument utilisé aussi bien par Emmanuel Macron que Marine Le Pen, mais aussi par d’autres responsables politiques (Jean-Luc Mélenchon, François Bayrou, Éric Ciotti, etc.), mérite que l’on s’y arrête.
Car faire de l’élection l’alpha et l’oméga de l’usage démocratique, sa finitude et son absolu, agissant comme un totem d’immunité opposable à celles et ceux qui ne sont pas élu·es, est l’une des définitions les plus chimiquement dangereuses du populisme.
Dans un petit livre au titre provocateur, Contre les élections (Actes Sud, 2013), l’historien belge David Van Reybrouck, connu mondialement pour sa somme monumentale sur le Congo, alertait : « Nous avons réduit la démocratie à une démocratie représentative et la démocratie représentative à des élections. Un système valable s’est trouvé ainsi confronté à des graves problèmes. (...) La démocratie est fragile, plus fragile qu’elle ne l’a jamais été depuis la Seconde Guerre mondiale. Si nous n’y prenons pas garde, elle dégénérera peu à peu en dictature des élections. » (...)
C’est aussi le sens du livre de référence de l’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon, Le Bon Gouvernement (Seuil, 2015). L’ancien professeur au Collège de France y rappelait « la potentialité illibérale du présidentialisme » français. Nous sommes en plein dedans, et les affaires agissent depuis des années en France comme un formidable laboratoire de la catastrophe.
Pierre Rosanvallon rappelait dans son livre combien la seule légitimation démocratique par les urnes, au nom de l’expression d’une « volonté générale », est une « fiction » à laquelle il ne faut pas tout céder. (...)
Les leçons de l’histoire
En d’autres termes, la démocratie, ce n’est pas que le vote. Et la légitimité offerte par le vote, bien évidemment toujours préférable à l’arrivée au pouvoir par la force ou la ruse, ne vaut pas pour autant validation de tous les actes de l’élu·e. Bien au contraire. Des siècles de république nous ont appris que la première dette du pouvoir, c’est sa responsabilité.
Mépriser au nom de la légitimité électorale toutes les forces vives d’une démocratie que représentent par exemple les associations, les syndicats, le journalisme et les juges, est la marque des autocrates de salon.
La justice a ceci de particulier qu’elle incarne l’institution qui trace en démocratie la ligne entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas au regard de la loi, laquelle est votée par… les élu·es.
Vouloir se dérober au juge est la signature des malfaiteurs. Mais réclamer pareille dérobade au nom de l’élection, comme le font Emmanuel Macron et Marine Le Pen – dans des dossiers où les faits sont pourtant parfaitement constitués, les droits de la défense respectés et le procès équitable –, revient ni plus ni moins à revendiquer une forme d’absolutisme antidémocratique au nom de la démocratie. Bienvenue chez Orwell. (...)
Il y a quelques années, un homme avait bien senti l’urgence de moraliser la vie publique française. Il déclarait en 2017 devant une foule enthousiaste ces mots réparateurs : « La justice est au cœur du projet que nous portons, parce que l’indécence, les privilèges n’ont que trop duré et nous voulons les mêmes règles pour tous. Quels que soient les statuts, nous voulons des dirigeants responsables, exemplaires et qui rendent des comptes. »
Un certain Emmanuel Macron. Mais ça, c’était avant.