
Au Brésil, le président Lula a fait un pari risqué : considérer qu’offrir des concessions aux puissantes élites de l’agro-industrie est un mal nécessaire pour faire avancer son projet de redistribution des richesses. Ce sont pourtant ces mêmes élites qui sont susceptibles d’enrayer le programme du président brésilien.
Le tentaculaire secteur de l’agro-industrie brésilien n’aura jamais été aussi productif que pendant la première année du retour à la présidence de Luiz Inácio Lula da Silva.
Mais ces moissons record n’ont pas rendu le secteur agro-industriel plus favorable à Lula ou à son Parti des travailleurs (PT, centre-gauche). De fait, l’agro-industrie demeure fermement opposée au programme environnemental et social de Lula, qu’il s’agisse de la préservation de l’Amazonie ou de la redistribution des terres, très inégalement réparties. Face à un Congrès dominé par les partis de droite résolument alliés à l’agro-industrie, Lula est confronté au défi majeur d’apaiser les gros agriculteurs tout en poursuivant des objectifs sociaux plus larges, dont dépend son programme de redistribution. (...)
La Bancada Ruralista
Le Brésil est l’une des nations les plus inégalitaires du monde et le secteur de l’agriculture en est la preuve vivante. Quelques 3 % de la population brésilienne détiennent à eux seuls les deux tiers des terres arables, tandis que les 50 % des plus petites fermes n’occupent qu’à peine 2 % du territoire. (...)
Ce pouvoir est toujours en place à l’heure actuelle. Alors que Lula est de nouveau président, le lobby de l’agro-industrie domine toujours le Congrès. La Bancada Ruralista, le « groupe parlementaire rural », rassemble le nombre époustouflant de 374 des 594 députés et sénateurs du Congrès et s’oppose avec fermeté à Lula. Cet important front de l’agro-industrie n’aspire qu’à réinstaurer un gouvernement de droite prêt à imposer ses politiques de prédilection, mises en évidence par André Singer dans la New Left Review : « plus d’armes, moins de taxes sur l’agro-industrie et un démantèlement continu des droits des travailleurs, de la protection de l’environnement et de la démarcation des territoires autochtones. »
L’agriculture est l’un des clivages majeurs de la présidence de Lula. (...)
Les deux camps sont indispensables à l’approche socioéconomique de Lula : l’agro-industrie constitue un pilier incontournable de l’économie brésilienne, tandis que le MST est le plus important mouvement social d’Amérique latine et un allié de longue date du PT. Le gouvernement de Lula n’a répondu pleinement aux attentes ni des propriétaires, ni des sans-terre, tout en octroyant aux uns et aux autres des concessions suffisantes pour qu’ils ne rompent pas complètement avec le PT. Ce difficile équilibre des forces a embourbé la lutte tripartite entre le gouvernement, l’agro-industrie et les travailleurs ruraux dans une ornière où nul ne trouve satisfaction. (...)
En juin 2023 a été lancé le plus vaste plan de financement du secteur agricole de toute l’histoire du Brésil. Avec un montant massif de 364 millions de reals (soit environ 60 millions d’euros, ndlr), ce plan excède de près d’un tiers les budgets bolsonaristes. En plus des financements octroyés, les agriculteurs se sont vus proposer des taux d’intérêt et des incitations financières extrêmement favorables pour déployer des méthodes de travail respectueuses de l’environnement. Pour l’agro-industrie, peu importent les différences idéologiques si le résultat final est là. « Ils savent que d’un point de vue économique, ils n’ont rien à craindre de notre part », a affirmé Lula à la presse. (...)
Le meilleur exemple de « l’agriculture moderne » prônée par Lula est son ambition de faire du Brésil un exportateur majeur de biocarburants. (...)
En poussant à l’introduction de protections environnementales et sociales comme la condition sine qua non d’une croissance continue et de la poursuite des échanges commerciaux, le gouvernement de Lula tente de jouer les anges gardiens de la nature vis-à-vis du secteur agricole. De fait, l’agro-industrie brésilienne n’est pas monolithique. Le PT, prend ainsi acte d’un écart croissant entre les agriculteurs bolsonaristes traditionalistes qui possèdent les terres agricoles du centre du Brésil et les partisans d’une « agriculture consciente » plus enclins à la réforme, Lula tentant de s’attirer les faveurs de ces derniers. Reste à savoir si cette introduction d’une prime à la durabilité qui émerge au niveau mondial suffira à convaincre les partisans de l’agro-industrie. (...)
Même les victoires du programme environnemental de Lula mettent en évidence la difficulté à faire plier le lobby agricole. Ainsi, bien que les lois dites de « marco temporal », visant à limiter les droits des autochtones sur leurs terres, aient finalement été rejetées par la Cour suprême, Lula n’a pas pu empêcher leur approbation en amont par les deux chambres du Congrès. (...)
L’agro-industrie n’est cependant pas prête à courir le risque de déclencher un conflit ouvert avec le gouvernement. Elle a cruellement besoin de l’État, de ses subventions, de ses réductions d’impôts, de ses infrastructures et de sa diplomatie commerciale pour fonctionner correctement. Les profits sont là, et l’agro-industrie n’a aucun mal à fermer les yeux sur les différences idéologiques lorsqu’il s’agit de pragmatisme politique.
Pour les agriculteurs les plus résolument conservateurs, l’impression dominante est, au mieux, celui d’une limitation des dégâts. (...)
Mais la trêve agricole de Lula n’est pas uniquement menacée par les bénéficiaires des tendances agricoles existantes ; elle l’est aussi par celles et ceux qu’elles ont dépossédés.
Le MST et Lula : des relations compliquées (...)
Parce qu’il encourage la croissance et oppose peu de contraintes à l’accumulation du capital, le lulisme favorise des secteurs clés comme l’agro-industrie, ce qui laisse une place politique au déploiement de mesures de construction de logements sociaux et de transferts d’argent qui bénéficient à des millions de Brésiliens.
L’hostilité publique entre Lula et l’agro-industrie dissimule néanmoins des affinités plus profondes. Lula n’a jamais été véritablement opposé aux hiérarchies profondes qui sous-tendent le secteur agricole brésilien. Il a plutôt fait la promotion du paradigme entrepreneurial existant, tout en cherchant à utiliser ses profits pour améliorer graduellement la vie des classes laborieuses. (...)
L’activité du Mouvement des sans-terre (MST) ces derniers mois suggère que toute « solution » à la dissension entre Lula et l’agro-industrie qui laisserait de côté les travailleurs sans terre risquerait de s’effondrer comme un château de cartes. Si Lula doit nécessairement apaiser le puissant bloc agricole pour se maintenir au pouvoir, la protection du statu quo comporte aussi des risques.
Les longues relations entre le PT et le Mouvement des sans-terre constituent le seul levier dont dispose ce dernier. Le MST n’est en effet pas en mesure d’entamer une confrontation ouverte avec l’agro-industrie. Néanmoins, il est capable de mettre à mal la stabilité rurale qui demeure la plus importante source de légitimité de Lula aux yeux des agro-industriels. Lula se trouve donc en porte-à-faux (...)
Pour le MST, l’élection de Lula a suscité des attentes que l’administration est bien en peine de satisfaire. Quatre mois après l’investiture, les mouvements pour la réforme agraire déploraient encore « l’absence de priorité accordée à la question agraire ». En mars 2023, le gouvernement n’avait remplacé qu’un nombre restreint de bureaucrates de l’administration bolsonariste et les nominations aux postes clés, comme à l’INCRA, étaient empêtrées dans des négociations sans fin. Avec presque les deux tiers des postes de l’INCRA détenus par des partisans de Bolsonaro, près d’un millier de familles sans-terre végétaient dans des campements de fortune des mois après l’accession de Lula à la présidence, sans véritable perspective d’installation.
Mécontent de la lenteur de la redistribution des terres, le MST a lancé en avril 2023 une campagne nationale de manifestations, de blocages routiers et d’occupations destinée à mettre la pression sur le gouvernement. (...)
Déterminé à restaurer la crédibilité de son administration, Lula a réprimé l’occupation en refusant de négocier jusqu’au retrait du MST de la propriété de l’Embrapa. Après une série de réunions ministérielles d’urgence et de négociations tendues, le MST a mis un terme à son action après seulement quelques jours, désireux de ne pas abîmer davantage ses relations avec son plus proche allié politique.
S’ils ont été déstabilisants pour les deux camps, les événements d’avril 2023 n’ont donné d’avantage clair ni aux uns ni aux autres (...)
la Bancada Ruralista a profité de la débâcle de l’affaire Embrapa pour lancer une commission d’enquête parlementaire visant à criminaliser le MST et, par contrecoup, à ternir l’image de Lula. Cette commission largement partisane (seuls quatre de ses vingt-sept membres n’appartiennent pas au lobby de l’agro-industrie) a fourni aux médias anti-Lula de quoi tirer à boulets rouges sur le président. Cependant, le processus s’est essoufflé à partir d’octobre 2023, sans apporter d’effets véritablement tangibles. Lula s’est allié aux partis centristes pour étouffer l’enquête et les dirigeants du MST ont salué la publicité qu’elle a donnée à l’affaire au niveau national. « Dans cette histoire, la perdante est bien l’agro-industrie », a admis le rapporteur principal de la commission. (...)
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