
On oppose souvent aux critiques de la publicité la notion de libre arbitre, qui rendrait la publicité inoffensive - une source d’informations comme une autre pour citoyen·nes éclairé·es. Cependant les publicitaires puisent dans un large arsenal de techniques et de théories qui contredisent l’existence même de cette notion. Analyse d’un double discours.
À l’heure où la publicité se fait de plus en plus intrusive – au moyen d’écrans numériques1 ou de publicités « cachées »2,3 – se pose la question de la part de liberté qu’elle nous laisse dans nos décisions économiques et politiques. Selon une étude menée par l’institut Harris Interactive en 20184, 39% des français·e· estiment qu’ils ou elles font leurs achats sous influence extérieure. Les professionnel·les de la publicité répondent en arguant que nous disposons tou·tes de libre arbitre : « C’est le public, qui lui n’est pas débile, qui décidera de [l’]utilité ou pas [du produit] » (Jean Feldman, publicitaire)5.
De fait, si nos choix sont autonomes et conscients, alors la publicité n’est qu’une nuisance supportable, et nous pouvons espérer minimiser son influence par l’usage d’un esprit critique. Mais si, au contraire, nos choix sont déterminés par des facteurs extérieurs, qui font partie de notre environnement et sur lesquels nous n’avons guère de pouvoir, alors l’omniprésence de la publicité menace nos libertés individuelles (...)
malgré un débat toujours vif, la communauté philosophique et scientifique s’accorde sur le fait que nos choix sont déterminés à différents niveaux. Le but de cet article est de montrer que le système publicitaire met en œuvre différentes stratégies pour réutiliser à son profit ces connaissances scientifiques des déterminismes. Comprendre ces stratégies permet de les dénoncer et, dans une certaine mesure, de s’en protéger. (...)
Pour sauver le concept d’un Dieu bienveillant, il est nécessaire pour saint Augustin de montrer que les humains sont seuls responsables du Mal. Ainsi, selon lui, Dieu nous dote de la capacité de choisir de faire de bonnes ou de mauvaises actions, et ne peut donc être tenu pour responsable de ces dernières. Cette capacité reçoit le nom de libre arbitre (parfois traduit du latin par « franc arbitre »), cadeau de Dieu permettant aux humains de choisir entre Bien et Mal.
Le philosophe et scientifique René Descartes (1596-1650) développe par la suite la notion de libre arbitre dans le livre IV des Méditations métaphysiques ; pour lui, les êtres humains possèdent une volonté « si étendue en sa nature qu’elle n’est renfermée dans aucune borne ». Cette volonté n’est pas déterminée mais seulement incitée à aller dans certaines directions par l’entendement ou par les causes extérieures. (...)
Les animaux, eux, ré-agiraient uniquement aux stimuli du monde extérieur, mécaniquement. Ils seraient donc prisonniers de la causalité.
Le philosophe Baruch Spinoza (1632-1677) lui répondra que le libre arbitre n’est qu’une illusion : nous sommes entièrement déterminé·es par des causes extérieures, et l’ignorance de ces causes nous fait croire à notre libre arbitre. (...)
Objections modernes à la notion de libre arbitre
D’autres disciplines que la philosophie ont contribué au débat sur le libre arbitre, en particulier la psychanalyse et la sociologie. Un des principes de la psychanalyse est que la conscience humaine est déterminée par des processus inconscients. Sigmund Freud a ainsi mis en lumière le fait que nos choix présents sont dictés par les traces inconscientes d’évènements passés, parmi lesquels des traumatismes mais aussi, tout simplement, notre éducation ou nos habitudes de vie. (...)
Les publicitaires ont rapidement cherché des applications profitables des découvertes freudiennes. En 1928, Edward Bernays, le neveu de Freud, publie Propaganda, un essai dans lequel il explique les bases des « relations publiques », c’est-à-dire de la communication commerciale et politique. Pour lui, ces deux domaines doivent partager les mêmes méthodes. Il écrit ainsi que « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique » (...)
Depuis, les publicitaires n’ont cessé de présenter leurs produits comme des modes de satisfaction détournée ou compensatoire des désirs (...)
La sexualité est omniprésente dans la publicité, qui associe des produits aussi variés que du parfum, de la crème fouettée ou des voitures à des corps (principalement féminins), suggérant qu’acheter ces produits permet d’assouvir de façon détournée des désirs sexuels.
Aux déterminismes psychiques s’ajoutent aussi des déterminismes socio-culturels, mis en lumière par la sociologie (...)
la méthode sociologique des questionnaires fut récupérée pour développer les « études de marché », qui sont à l’origine de la prétention du marketing à être une science8. Ces études partent du principe que pour développer un marché, il faut le sectoriser : adapter le produit à des « consommateurs » variés, en fonction de variables sociologiques telles que l’âge, le genre, le type de profession... Pour prédire le « comportement du consommateur », il faut réduire l’ensemble des acheteur·ses à l’une ou quelques-unes de ces variables. Ainsi, de nos jours, la publicité « ciblée » sur Internet sélectionne parmi l’ensemble des annonces disponibles celles qui sont censés convenir à la personne-cible, de façon très stéréotypée (...)
Autant dire qu’acheter sur un marché dynamisé par la publicité ce n’est pas « choisir » dans l’infinie variété des objets et des modes de vie possibles, mais dans l’espace restreint de ceux qui sont censés convenir au sujet sociologique que les publicitaires ont fait de nous. La publicité ciblée ne cesse de faire passer le message selon lequel les humains sont ce qu’ils consomment : reprenant le terme anthropologique de « tribu », les publicitaires présentent l’achat de produits comme le seul moyen de s’identifier à des sous-groupes sociaux, de se faire des ami·es et une place dans la société.
Débats contemporains : neurosciences, neuromarketing et biais cognitifs (...)
Le débat entre libre arbitre et déterminisme s’appuie enfin sur les découvertes des sciences cognitives. Ainsi, les « compatibilistes » pensent que malgré la causalité, nous pouvons tout de même prendre des décisions de manière libre, et que c’est dans cette part de choix que réside notre libre arbitre, tandis que les « incompatibilistes » défendent l’absence rigoureuse de libre arbitre dans un univers entièrement déterminé et soumis à la causalité. (...)
Les neuromarketers critiquent les méthodes par questionnaire inspirées de la sociologie, leur reprochant d’être peu fiables car reposant sur des déclarations conscientes13. Selon eux, il faut utiliser l’imagerie cérébrale pour observer les processus non conscients qui déterminent la décision d’achat. Ainsi, les dernières techniques de neuromarketing tendent à fondre les publicités dans l’environnement (urbain, médiatique...) pour atténuer la perception de leur caractère commercial14 et contourner nos mécanismes de méfiance.
À l’heure du Big Data15et de l’économie de l’attention, cette question se complexifie : des chercheur·ses du Massachussetts Institute of Technology sont arrivé·es à la conclusion qu’à partir des données et métadonnées (historique de navigation, informations personnelles, localisation GPS...) récoltées sur nos différents appareils connectés, on peut actuellement prévoir jusqu’à 80% de nos comportements16. En connaissant les habitudes et centres d’intérêt d’une grande partie de la population, il devient possible d’en déduire les idées et les goûts, et donc de cibler encore davantage les envois de publicités, voire même d’informations à caractère politique.
Les biais cognitifs, des erreurs systématiques dues au fonctionnement du cerveau, sont particulièrement propices à la récupération publicitaire. (...)
La sélection des informations opérée par notre cerveau n’est pas toujours adaptée, et donne lieu à des "traitements stéréotypés d’informations non pertinentes", que l’on appelle biais cognitifs. Par exemple, le psychologue Robert Zajonc a montré en 1968 que lorsque nous sommes exposé·es à un stimulus plus d’une quinzaine de fois, nous sommes mieux disposé·es à son égard18. C’est un héritage de l’évolution qui fait que l’individu se sent plus en sécurité et peut baisser son niveau de vigilance lorsqu’il est face aux stimuli de son environnement familier, aux visages de ses proches ou au décor de son logis19. Ce biais est appelé « phénomène de simple exposition ». La publicité l’utilise constamment à son profit, entre autres par le matraquage publicitaire (...)
Bien sûr, une fois que nous sommes informé·e·s des risques, nous pouvons essayer d’être plus vigilant·es. Cependant le phénomène de biais cognitif est mécanique. C’est ainsi que fonctionne notre cerveau, et nous ne pouvons que très difficilement nous en prémunir, particulièrement lorsque nous sommes en état de faiblesse. C’est là tout le problème des recherches en neuromarketing. Certes, leurs conclusions sont comparables à celles inspirées de la psychanalyse ou de la sociologie21, mais elles ouvrent la voie à des techniques de manipulation plus précises, et de plus en plus difficiles à identifier et contrer. (...)
Le système publicitaire diffuse un double discours : d’un côté, les publicitaires tentent de nous vendre dans leurs produits une liberté par la consommation, vantant systématiquement la souveraineté de notre capacité de choisir22. De l’autre, les agences de marketing paient très cher pour des recherches et des outils de plus en plus précis, permettant de contourner notre autonomie décisionnelle. À quoi peut bien servir ce double discours du système publicitaire, sinon à masquer le pouvoir de manipulation qu’il offre à quiconque en a les moyens ?
Et sans règlementation, la tendance n’est pas prête de s’inverser. (...)
Selon Philippe Breton dans son livre La parole manipulée (1997), « la première étape de toute manipulation consiste justement à faire croire à son interlocuteur qu’il est libre. ». C’est pourquoi certaines associations comme Résistance à l’Agression Publicitaire, certains partis politiques ou certains spécialistes en neurosciences26 revendiquent des mesures concrètes pour faire respecter la liberté de réception (...)