
Ils étaient considérés comme la valeur la plus sûre du monde. Ils ne le sont plus. Depuis des semaines, les ventes incessantes des bons du Trésor américain mettent à mal la stabilité financière internationale.
(...) « La Fed a perdu le contrôle du marché obligataire », s’alarme Bloomberg. Sous le feu des critiques de Wall Street, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, se défend : sa politique de resserrement monétaire – les taux d’intérêt sont passés de 0,25 % à 5,5 % entre janvier 2022 et septembre 2023 –, « déterminante pour juguler l’inflation », ne serait allée ni trop loin ni trop vite. Et elle ne menacerait en rien la stabilité financière.
La secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, ancienne présidente de la Fed, est venue à sa rescousse : les pressions exercées sur les bons du Trésor américain, leur baisse de rendement entraînant tous les marchés de dettes, n’ont rien d’inquiétant, selon elle.
Des arguments qui n’ont guère convaincu. Des analystes et des économistes pensent au contraire que les attaques sur la valeur financière la plus sûre constituent une alerte rouge vif pour toute la sphère financière et affirment que nous toucherions un point de rupture. (...)
Un pilier du système financier international
Si le monde financier scrute avec autant d’attention les évolutions des bons du Trésor, c’est qu’ils sont bien plus qu’un instrument de dette du gouvernement américain. Ils constituent l’un des piliers du système financier international (...)
Les bons du Trésor américain sont un peu le mètre étalon de tous les actifs financiers. Considérés comme une valeur refuge, ils servent de référence à tous les autres titres de dette. Prêts aux entreprises, prêts hypothécaires, prêts à la consommation mais aussi autres dettes souveraines, tous s’établissent en fonction de la dette américaine.
Effets domino
Le chahut sur le marché de la dette américaine est en train de se propager à tous les marchés obligataires et de dettes. Déjà sous tension depuis le changement de politique monétaire de la Fed, les dettes aux entreprises, qui ont été un des moyens préférés de financement des sociétés au cours de la dernière décennie – y compris pour racheter leurs actions –, sont particulièrement touchées de part et d’autre de l’Atlantique.
Des groupes en situation financière difficile sont obligés d’accepter des refinancements à des taux de plus en plus élevés, dépassant les 10 %. (...)
les secousses commencent à s’étendre mondialement aux dettes souveraines. (...)
Pour les gouvernements européens, cela signifie une charge du service de la dette encore plus lourde, des marges de manœuvre budgétaires encore plus réduites. Et à terme, le risque de devoir renouer avec des politiques drastiques d’austérité pour « rassurer les investisseurs ». (...)
La douloureuse fin de l’argent gratuit (...)
Dès le revirement brutal de politique monétaire de la Fed, les tensions ont commencé à se manifester. Les investisseurs et les groupes qui s’étaient habitués à vivre avec de l’argent gratuit ont été pris à contrepied. Et les bulles ont commencé à éclater. Le secteur immobilier, devenu un terrain de jeu de la spéculation, conduisant à des prix stratosphériques sans rapport avec l’économie réelle, a été un des premiers touchés.
Mais la correction a été bien au-delà de ce qui avait été anticipé. Même si les avertissements s’étaient multipliés ces dernières années pour prévenir que la sortie des politiques monétaires ultra-accommodantes serait compliquée, personne ne pensait qu’elle serait aussi douloureuse. Les quinze années de taux zéro ont entraîné une déformation de la sphère financière qui touche tous les acteurs, tous les compartiments. (...)
la bombe n’est pas désactivée. Les bilans bancaires regorgent de titres obligataires anciens qui ne cessent de se dévaloriser au fur et à mesure que les taux d’intérêt augmentent. Les pertes latentes sur ces instruments financiers sont évaluées à quelque 400 milliards de dollars. (...)
Les grandes banques qui sont en mesure de se refinancer sans problème peuvent conserver ces titres jusqu’à échéance pour ne pas enregistrer des pertes. Mais d’autres se trouvent dans l’obligation de vendre même à perte, accentuant encore la baisse des bons du Trésor américain.
Ce qui est vrai pour les banques l’est aussi pour les fonds de pension, les assurances, les fonds d’investissement. Tous possèdent des bons du Trésor, et tous voient leur valeur s’effondrer. (...)
« Nous manquons actuellement de données fiables qui pourraient nous permettre de comprendre la situation. Mais nous sommes sans doute en présence d’une crise multifactorielle », dit Eric Dor, professeur à l’IESEG School of Economics.
Un des premiers facteurs mis en avant est la fragmentation en cours du monde. Les tensions géopolitiques avec la Chine ces dernières années, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la montée en puissance des Brics et plus généralement des pays du Sud, contestant l’hégémonie occidentale, et désormais la guerre en Israël attestent une dislocation de l’ordre mondial et une déglobalisation de l’économie. (...)
après la saisie de réserves de change de la Banque centrale russe dans le cadre des sanctions imposées par l’Occident, certains gouvernements voient la possession d’actifs financiers en dollars comme des facteurs de risque. S’ils ne vendent pas à ce stade leurs avoirs en dollars, pour ne pas prendre de pertes, ils en achètent moins, voire plus du tout.
Le cas de la Chine est à cet égard parlant. (...)
le gouvernement chinois a vendu pour 300 milliards de dollars de bons du Trésor depuis 2021, dont 30 milliards de dollars depuis avril. Dans les faits, cette chute s’explique surtout par la perte de valeur de ces titres : la Chine n’aurait vendu que pour 70 milliards de dollars de dette américaine depuis 2021. Mais elle n’en achète plus. Difficile de démêler dans ces choix ce qui relève de l’économie – les excédents chinois considérablement diminués depuis la pandémie du Covid – et de la politique, tant les deux sont à nouveau intrinsèquement liés.
La fin du « privilège exorbitant » américain ? (...)
même les plus modérés commencent à s’inquiéter face à l’ampleur des chiffres (...)
La guerre au Moyen-Orient a ajouté une nouvelle question : au-delà des capacités militaires, les États-Unis ont-ils les moyens de soutenir deux guerres en même temps ? Comment financer tout cela ?
La question est nouvelle outre-Atlantique. Pendant des décennies, les gouvernements américains ont accumulé les déficits commerciaux et budgétaires sans se soucier des conséquences : le monde extérieur était prêt à les financer sans regarder. Rien n’est plus sûr aujourd’hui. Le « privilège exorbitant » dont bénéficiaient les États-Unis n’est plus garanti. C’est en tout cas ce que semble aussi attester la chute des bons du Trésor, selon certains économistes (...)
Pour Jézabel Couppey-Soubeyran, ces tensions accumulées doivent aussi nous amener à réfléchir sur le financement de la transition écologique. Car le déficit budgétaire américain est essentiellement lié à la volonté politique du gouvernement Biden d’accélérer la transition écologique, de soutenir le développement d’une économie décarbonée. (...)
« Si même aux États-Unis, pays le moins contraint, cette volonté de transformation écologique financée par le marché est en train de buter sur le mur budgétaire, cela veut dire qu’en Europe, cette voie est des plus réduites, sous peine de renouer avec une crise des dettes souveraines. Les marchés ne permettent pas de financer la bifurcation écologique. Et les États ne le peuvent pas seuls. Il faut réfléchir à d’autres modes de financement », dit l’économiste.