Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Mediapart
Les souffrances enfouies des dernières ouvrières du champignon
#capitalisme #travail #exploitation
Article mis en ligne le 3 janvier 2024
dernière modification le 2 janvier 2024

La champignonnière de Ternay (Loir-et-Cher), qui employait 58 femmes, vient de fermer. Les ouvrières du secteur, âgées ou immigrées, décrivent un métier ingrat, loin de l’image d’Épinal de petites entreprises familiales valorisant le sens de l’effort.

À 58 ans, Chantal vient tout juste d’être licenciée après vingt et une années à travailler dans une champignonnière. Celle-ci a été déclarée en liquidation judiciaire le 8 décembre, malgré son rachat en octobre 2021 par Lou Légumes, un groupe d’Ille-et-Vilaine.

Dans la champignonnière de Ternay, à 65 kilomètres au sud-est du Mans, les pannes électriques se succédaient et les groupes électrogènes n’étaient plus réparés. « Le sous-investissement était notoire, et les derniers mois, il n’y avait même plus de cadres sur place, explique le maire, Joël Heuzé. Le personnel arrivait à 7 heures, était livré à lui-même et repartait à 10 heures, faute de champignons à cueillir. On aurait dit que le groupe voulait tuer son usine. »

L’entreprise avait tenté de licencier dix-sept personnes pour faute grave, une démarche invalidée par l’inspection du travail. En juin dernier, Lou Légumes a par ailleurs écopé d’une amende de 744 000 euros pour avoir estampillé « origine France » des boîtes de champignons de Paris polonais, destinés aux magasins Lidl, Leclerc et Carrefour, en 2019 et 2020. (...)

Sur place, tous les cueilleurs étaient des femmes. Sur les cinquante-huit ouvrières, à peine une dizaine étaient françaises. Les autres filles étaient polonaises ou bulgares, recrutées chaque année par l’intermédiaire d’une agence d’intérim, ou bien encore de nationalité turque, originaires du quartier des Rottes à Vendôme, à une trentaine de kilomètres. (...)

Dans la champignonnière, les conditions de travail étaient dures, même si la période des souterrains sombres était révolue. La cueillette se déroulait dans un hangar maintenu à 12 degrés. Les camions venaient se greffer aux ponts de chargement. « Avec un crochet, on suivait les caisses de fer remplies de compost qui avançaient sur le tapis puis on revenait au point de départ. » Le manège durait de 8 à 10 heures par jour.

« C’est moins pénible qu’à l’époque des caves de craie, où il faisait tout le temps nuit et humide, note Chantal. Mais tout de même… Dès que le plateau était rempli, il fallait le soulever jusqu’à un autre tapis, qui circulait au-dessus de nous. » Huit plateaux de trois kilos chaque heure. « J’avais l’impression d’être une machine, mais ça me plaisait de mettre les champignons bien comme il faut, de les choisir tous du même calibre d’un coup d’œil, de faire du travail propre et rapide, d’avoir du rendement. »

Chantal attend toujours son solde de tout compte et un bilan de compétences. (...)

Salaires de misère

Chaque jour, deux voitures acheminaient douze femmes de nationalité turques depuis le quartier des Rottes à Vendôme jusqu’à l’usine de Ternay, à 27 kilomètres. « Ce sont des personnes très courageuses, sans qualification et qui ne parlent pas français pour la plupart. Pour cueillir des champignons, nul besoin de parler », résume Tural Keskiner, l’adjoint au maire de Vendôme délégué à l’intégration et au dialogue interculturel. Il ne servira pas d’intermédiaire : « Elles sont désormais trop occupées, à apprendre le français dans une association ou alors à chercher leur prochain travail, pour raconter leurs années en champignonnière. »

Il faut entrer dans le bar PMU Les Rottes, boulevard de France, pour se faire une idée du labeur qu’a pu représenter, pendant des décennies, le travail du champignon dans la région pour ces ouvrières étrangères. (...)

« J’ai travaillé dix-sept ans dans une champignonnière familiale près de Vendôme, avant qu’un médecin du travail m’arrête. » Gülsen explique qu’elle cueillait à genoux, lampe torche et sueur au front, dès 6 heures du matin, entre 1992 et 2009.

Elle décrit un patron qui aimait patrouiller avec son chien et crier, entre deux rires, à ses camarades voilées : « Vous bossez ou vous priez, là ? » (...)

Les pauses étaient trop courtes pour remonter à la surface, alors les femmes urinaient dans les galeries, accroupies dans les coins sans lumière.

Après plusieurs mains courantes au commissariat, une inspectrice du travail est venue un matin constater les conditions de travail. « Le patron lui a offert trois plateaux de champignons, puis l’inspectrice est venue nous voir sans nous poser la moindre question. Ah si, une seule, sur l’origine de nos gants. Mais on nous avait briefées : il fallait répondre que l’entreprise fournissait tout. Moi, j’ai osé dire que je les avais payés de ma poche. “La prochaine fois, tu dégages”, m’a prévenu la patronne. »

Plusieurs fois, un syndicaliste de la CFDT l’a démarchée. « Je n’avais pas le permis de conduire pour assister à leurs réunions, à Blois, alors à quoi bon ? » Et plus tard, quand Gülsen a été arrêtée par la médecine du travail, un conseiller Pôle emploi a appelé son ancien patron pour réclamer une attestation. Il s’est emporté : « “Regardez les salaires de misère que vous lui avez versés. Quelle honte !”, il lui a dit devant moi. C’est là que j’ai réalisé combien la champignonnière avait profité de moi », lâche-t-elle, poings fermés. Gülsen n’a jamais dépassé le Smic. Et d’innombrables heures supplémentaires n’ont jamais été payées. (...)

Concurrence internationale (...)

Peu à peu, la concurrence hollandaise, chinoise, espagnole puis polonaise a bridé les prix des champignons de Paris, et les bénéfices. L’entreprise passe dans les mains du sucrier Saint-Louis en 1997. (...)

« On ne parlait plus production mais rentabilité, se souvient Isabelle. » (...)

En 2004, la production en « maison de culture » climatisée succède aux caves traditionnelles, sous l’impulsion d’un nouveau repreneur. En 2010, Bonduelle devient l’actionnaire majoritaire de cette entreprise à l’endettement chronique. Sur son site et dans ses prises de parole publiques, Bonduelle répète à l’envi sa fierté d’avoir perpétué une entreprise familiale française depuis sept générations. Pour Isabelle, il est toutefois difficile de parler de fierté. « Les ouvrières sont surtout fières d’avoir tenu le coup, d’avoir pu s’acheter une maison avec un Smic et que leurs filles n’aient pas suivi la même voie. »