
Il y aura des files d’attente, des combats au couteau, une procession de femmes portant sur le visage de longs masques d’antilope à striures blanches et noires et traversant silencieusement le nord du Mali, une embarcation frêle dérivant au large de Metline, des militaires en guenilles courant derrière un camion dans le désert de Libye comme après un buisson emporté par le vent, des centaines puis des milliers d’hommes sur la mer d’Alboran se retournant l’un vers l’autre et se cherchant des yeux, un mineur afghan, de nom inconnu, marchant seul sur la côte de Jonic, en Calabre, un bateau sans équipage dérivant au large du canal d’Ibiza, des pêcheurs espagnols réparant leurs filets sur la plage de Calp et y voyant soudain apparaître des visages, une barque en flammes au large d’Annaba, des maisons et des champs tout au bord de la frontière turque, un adolescent clandestin disparaissant à l’arrière d’un camion, entre Patras et Ancône, des nuées d’enfants sur le port de Patras escaladant les grilles, courant vers les camions, se dispersant, réessayant quelques minutes ou heures plus tard et finissant à bout de ressources par se transformer en oiseaux, un homme d’une cinquantaine d’années et une jeune fille traversant au matin un champ de mines à la frontière gréco-turque et disparaissant eux aussi, devenant fumée, des mains et des regards à travers les grillages du centre pour demandeurs d’asile de Charleroi, Belgique, une tombe de fortune à la frontière grecque, un simple mot tracé sur le carton, “Afghan”, un téléphone cellulaire et le numéro d’un appartement de Tunis composé d’une main tremblante au milieu de la mer, une voix, une file d’attente dans le réfectoire du centre pour demandeurs d’asile de Sandholm, Danemark, l’heure de la paye sur le chantier de démolition de navires de Chittagong, Bangladesh (...)
On ne parlera pas du naufrage.
On dira seulement que le moteur s’est noyé.
On étouffera les cris, on fermera au besoin les fenêtres.
On ne parlera pas du moment où les prières s’arrêtent.
On ne parlera pas du moment où ils coulent ― ils coulent, pourtant, mais la mort n’est pas (ou n’est plus) un sujet de conversation.
(Bienvenue ― quelquefois, les cadavres dans l’eau sont dans un état de décomposition tel qu’on ne sait pas s’il s’agit d’un homme ou d’une femme.)
On glissera les corps dans des sacs à glissière, on leur donnera des numéros.
Il n’y aura pas de noms dans les articles de presse, dans les communiqués de la Commission pour déplorer les morts, il n’y aura pas d’articles, uniquement des dépêches : 20 morts, encore ; 80 morts, encore ; 400 morts, encore ; 6 morts, 22 disparus et 30 survivants.
Encore.
On aura cessé depuis longtemps de parler d’ouvriers, de travailleurs étrangers.
On aura depuis longtemps cessé de parler d’immigrés, on n’utilisera plus que rarement le terme de réfugiés, on traitera de clandestins. (...)