« Jean-Luc Mélenchon et l’obsession des quartiers populaires » (France Inter) ; « quête du vote musulman » (Franceinfo) ; « séduire les nouveaux "damnés de la terre" » (L’Express) ; « flatte[r] les banlieues musulmanes » (Libération) ; « courtiser l’électorat des quartiers populaires » (La Provence) ; « capitaliser sur l’antisémitisme pour capter le vote musulman » (Le Point)… : au cours des deux dernières années, la question palestinienne et le militantisme de LFI sur le sujet ont réactivé un leitmotiv popularisé de longue date dans le débat public par les acteurs politiques et médiatiques. Retour sur un procès ordinaire en clientélisme, fondé sur des préjugés racistes, qui aura activement contribué à la normalisation de l’islamophobie ainsi qu’à la diabolisation de la gauche par la presse française.
Le 3 décembre dans l’émission « Tout est politique » (Franceinfo), l’inénarrable Nathalie Saint-Cricq s’entretient avec le député Alexis Corbière (L’Après). Conformément au gloubi-boulga habituel des plateaux télé, la journaliste fait un lien entre La France insoumise et l’« ambiance d’antisémitisme » qui règnerait en France. Installée sur ces excellentes bases, l’interview continue de dériver avec l’échange qui suit :
- Nathalie Saint-Cricq : Il y a eu le procès avec Raphaël Enthoven et Richard Malka, il y a quand même un certain nombre d’accusations d’antisémitisme autour de votre ancienne famille, je parle pas de vous. Est-ce que vous vous dites pas : « Bah, écoutez, on a eu raison finalement de [inaudible, NDLR]… » ?
- Alexis Corbière : L’antisémitisme est une chose sérieuse. Il existe dans le pays, d’accord, ça existe… [Coupé].
- Nathalie Saint-Cricq : Et la quête du vote musulman aussi.
- Alexis Corbière : Alors déjà… là, je vous reproche… Pourquoi vous faites ce lien ? […] Pourquoi quand je parle d’antisémitisme, vous faites un lien avec « la quête du vote musulman » ? Quel est le rapport ? Pensez-vous qu’il y a des gens qui sont antisémites pour aller chercher « le vote musulman » ?
- Nathalie Saint-Cricq : Ah oui.
- Alexis Corbière : Moi, je trouve ça intolérable de votre part.
- Nathalie Saint-Cricq : « Intolérable »… C’est pas intolérable, il y a eu des études ! […] C’est pas eux qui sont ciblés ! Je n’ai pas ciblé ce qu’ils pensaient, mais certains qui croient, et ça a été… qui croient que le nouveau prolétariat… Donc… […] C’est pas les musulmans qui sont condamnables, c’est ceux qui croient qu’en leur disant des propos antisémites, on va pouvoir les rallier. C’est pas du tout pareil !
La séquence circule massivement sur les réseaux sociaux et Nathalie Saint-Cricq s’attire alors les soutiens qu’elle mérite, du Figaro (9/12) à la très sérieuse Florence Bergeaud-Blackler, en passant par Pascal Praud, qui vole au secours d’une « journaliste remarquable » (...)
elle n’a fait là que dire tout haut ce que les professionnels du commentaire rabâchent bruyamment – et de longue date. Comme le souligne le journaliste Sébastien Fontenelle dans Blast, nous y reviendrons, « depuis vingt ans, en même temps qu’ils déchargent l’extrême droite pétainiste de son embasement antisémite et raciste, des politiciens dévoyés et – surtout – leurs éditocrates de compagnie vont brandissant l’épouvantail d’un "nouvel antisémitisme" porté, soutiennent-ils, par la gauche et les musulmans. Et depuis le début du massacre en cours à Gaza, plus un jour ne s’écoule sans que de telles calomnies ne soient proférées. » [1] (...)
Loin d’être circonscrit à l’audiovisuel, comme nous aurons l’occasion de le voir dans un second article, le stigmate doit aussi sa massification dans le débat public au fait d’avoir été très tôt labellisé par les plus hautes sphères de l’État. Le 15 octobre 2023, lors de la grande émission politique de France Inter, France Info et Le Monde, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti multiplie les attaques contre LFI, accusant notamment le parti d’entretenir « la confusion de tout » à des « fins électoralistes ». Puis, avec la bénédiction des trois intervieweuses, parmi lesquelles Nathalie Saint-Cricq, il déclare : « Ils veulent le vote des barbus, on va se dire les choses très clairement. » (...)
Un stigmate médiatico-politique à double portée
Particulièrement rentable, le leitmotiv du « clientélisme » permet donc de faire d’une pierre deux coups contre les punching-balls ordinaires des chefferies médiatiques : LFI et les musulmans. Dans ce climat de double diabolisation, il fonctionne en outre à la manière d’un mille-feuille recouvrant des couches et des couches de présupposés, de biais et de sous-entendus. Alors déplions la chose. (...)
comme souvent, les choses se gâtent dès l’instant où le journalisme politique et les professionnels du commentaire s’en mêlent…
Trois biais majeurs, alors, se font jour : 1/ la récurrence, pour ne pas dire l’omniprésence de ce cadrage (au détriment d’autres approches) dans les productions journalistiques prétendant analyser le rapport de LFI à la question palestinienne ; 2/ le caractère doublement discriminant de ce type de parti pris, qui ne vise qu’une seule et unique fraction de l’électorat… et un seul et unique mouvement politique ; 3/ le registre (du soupçon) et les connotations (négatives) que charrient systématiquement les discours médiatiques associés : mobilisé à la manière d’un stigmate et commenté comme tel, le fait que LFI veuille « séduire les quartiers » est construit comme un problème et fonctionne dans le débat public comme une arme de disqualification des acteurs qui se rallieraient à cette « stratégie », telle que l’interprètent, en tout cas, les commentateurs.
Et du « simple » parti pris, on passe au rouleau compresseur lorsque les médias dominants reproduisent ces mêmes biais à l’unisson(...)
De la focalisation sur le jeu politicien aux préjugés racistes
Dès que le diptyque « LFI – Gaza » est à l’étude, les journalistes se focalisent donc sur les prétendus « objectifs » que cacherait le militantisme insoumis, au point que ce cadrage prenne le pas sur ce qui devrait constituer le b.a.-ba de l’information : que disent les Insoumis du génocide des Palestiniens ? Il en va là d’un biais somme toute ordinaire du journalisme politique, obsédé par le jeu politicien, les tactiques, et qui manipule la sociologie électorale comme un financier joue avec ses parts de marché. (...)
Une obsession médiatique de longue date (...)
Il est des emballements sur les réseaux sociaux qui contribuent à particulariser et à déshistoriciser des récits jugés, à juste titre, particulièrement infâmants. La « polémique » autour de Nathalie Saint-Cricq est l’un de ceux-là : loin de détenir la maternité du leitmotiv de la prétendue « quête du vote musulman par LFI », Nathalie Saint-Cricq n’a fait que participer comme tant d’autres de ses confrères à sa banalisation dans les médias de masse – et singulièrement, pour ce qui la concerne, dans les médias de service public. D’autant plus facilement que les médias en question se sont alignés sur le moins-disant journalistique et sur sa forme dominante, le plateau de bavardage, où la bouillie intellectuelle fait loi contre toutes formes de savoirs produits par les sciences sociales. (...)