
Des centaines de grandes marques européennes d’habillement externalisent leur production en Tunisie, mais laissent derrière eux d’importants dégâts sociaux et environnementaux.
La chaîne de production humaine est longue. Dans cette usine qui s’étend sur 5 hectares dans la banlieue de la ville de Slimane, de l’autre côté de la montagne qui dessine l’horizon des fenêtres de Tunis, les mains de milliers d’ouvrières textiles, des femmes pour la plupart, mesurent, cousent, emballent. Les bobines de fil coloré sont d’abord transformées en échantillons de tissu, puis en pulls pour la collection automne-hiver, qui sont enfin embeillis du logo de grandes marques : Armani, Moncler, Lacoste, Calvin Klein... (...)
Dans la plupart des usines de textile tunisiennes, le salaire moyen des ouvrières s’élève à 600 dinars par mois (environ 179 euros), comme le veut la convention sociale négociée entre l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le patronat. (...)
« En Europe, plus personne ne veut faire ce travail. Et si la Tunisie devenait un pays riche, nous ne trouverions peut-être pas de main-d’œuvre ici non plus », explique Haithem Bouagila, président de la Fédération tunisienne du textile et de l’habillement (FTTH), représentant une partie du patronat. L’homme est aussi directeur de l’usine de Slimane, qui bénéficie d’un statut offshore comme la plupart des entreprises du secteur. (...)
La délocalisation de l’industrie de la fast fashion fait immédiatement penser au Bangladesh ou à la Chine. Mais le bassin méditerranéen est aussi concerné. « Les entrepreneurs étrangers choisissent la Tunisie pour sa main-d’œuvre bon marché, au détriment des droits sociaux et environnementaux », résume Mounir Hocine, président de l’association le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), de la région de Monastir, au nord-est du pays.
La Tunisie est le neuvième pays d’importation d’habillement de l’UE, après le Cambodge, selon une étude du Centre technique du textile de 2022. Plus de 1 530 entreprises y sont officiellement localisées, soit 31 % du tissu national. 82 % de cette production part à l’étranger. Un secteur construit sur une main-d’œuvre majoritairement féminine et sous-payée. La file d’attente des travailleuses victimes d’abus demandant une assistance juridique au FTDES s’allonge, certifie Mounir Hocine. (...)
« Les mains plus jeunes sont plus rapides, affirme Meriem, qui s’est retrouvée au chômage à 40 ans. Il a fallu un certain temps pour que les miennes cessent de se raidir après quinze ans de travail. » (...)
« Environ 65 % de ces femmes tombent malades à cause de leur profession. Elles ont surtout des troubles musculosquelettiques », explique Mounir Hocine. Selon lui, la « maladie du textile » représente une charge importante pour le budget de l’État. (...)
l’âge moyen d’une usine textile dépasse rarement les neuf ans : à l’expiration d’une période de dix ans, les sociétés ne peuvent plus bénéficier des avantages fiscaux garantis par la loi tunisienne sur l’investissement. « Elles font en sorte de délocaliser de nouveau, ou de rouvrir sous un autre nom. Personne ne sera ainsi responsable des dommages sociaux et environnementaux qu’ils laissent derrière eux », conclut Mounir Hocine, du FTDES. (...)
Pollution de la baie (...)
au sud de Monastir. C’est là que les usines du coin déversent des polluants et des produits chimiques utilisés pour la teinture des jeans depuis des années, comme l’acide acétique, des détergents chimiques ou du peroxyde d’hydrogène.
En cause : le processus de délavage des jeans. (...)
Bien que le président de la FTTH assure que « les grandes entreprises de la région disposent de toutes les certifications nécessaires et d’un cycle fermé qui permet de réutiliser l’eau », la mer en face de la ville de Ksibet est boueuse. Quelques bateaux oscillent sur une couverture d’algues vertes. (...)
Comme l’ont confirmé plusieurs pêcheurs de la région, de nombreux poissons sont morts. La population est aussi touchée : les maladies cancérigènes ne font que se multiplier selon la communauté locale, mais un registre du cancer n’a jamais été institué (...)