
Dans ce texte personnel, la chercheuse Tamara Ben Ari évoque ses souvenirs d’enfance entre Haïfa et le Sinaï, et les mille nuances, mille humanités sensibles, écrasées par la violence et le fanatisme du conflit israélo-palestinien.
Mes seuls souvenirs d’enfance heureux sont ceux de la plage de Haïfa. Ma grand-mère, mes tantes, les cousins proches ou lointains, intercalés entre deux générations comme les demi-étages d’un immeuble, et avec, tout cet improbable arbre généalogique composé d’une bande de juifs arabes apatrides arrivés là un peu par hasard. De tout cela, il ne me reste que quelques photos auxquelles s’accrocher pour signifier que oui, ces moments ont bien existé, que tout le monde était heureux, malgré les absents. Tout ce petit monde parlait l’hébreu et le français avec l’accent arabe, inventait des mots au carrefour de ces langues, et passait un temps déraisonnable à plaisanter en jouant aux dés.
Israël a été mon continent estival et intérieur. (...)
Années après années, jusqu’à la mort de ma grand-mère, je me suis mise à passer plus de temps dans le Sinaï qu’en Israël. A débattre avec mes amis amochés par leur service militaire et réduits à défendre une vie qu’ils n’avaient pas choisie. Plus de temps à ronger ma tristesse sur les routes du désert. A rager contre les extrémistes de la Vieille Ville qui hurlaient aux Arabes de fermer leurs échoppes au coucher du soleil. A rager contre les colons. A rager contre les religieux. A ne plus oser regarder vers l’est des toits de Jérusalem.
Puis, je n’ai plus pu y retourner. La gauche israélienne semblait ne plus exister, on ne pouvait plus passer la frontière à Taba. (...)
La Cisjordanie, un archipel de plus en plus fragmenté. Plus personne ne pouvait décemment imaginer passer la journée à Bethléem. Il n’y avait plus que des ombres et des fantômes.
En France, il a fallu supporter les « elle a fini le gâteau en feuj » des copains. Supporter les jeux de posture d’une gauche bien trop sûre d’elle. Difficile de leur parler de mon attachement à ce pays, de tenter d’expliquer. Là-bas, la mort est partout. Tout bonheur se vit en suspens. L’inquiétude viscérale de voir les enfants grandir, l’angoisse sur les routes, dans les magasins, dans les bars. (...)
Qui pour défendre avec courage l’horizon d’une cohabitation juste ?
En France, à chaque nouvel embrasement, si peu de personnalités pour dire un mot juste. (...)
Alors qu’une otage israélienne porte mon nom et qu’une victime palestinienne porte celui de ma sœur, je rage et je désespère. (...)
Sous les décombres, y aura-t-il un jour, un espoir ?