L’économie de l’extraction est en train de muter.
Dans une enquête menée entre le Chili, le États-Unis, le Portugal et l’Espagne, la chercheuse Thea Riofrancos mène une réflexion cruciale sur les rôle des mines comme nouveaux nœuds stratégiques dans la géopolitique de l’ère post-carbone.
Nous la rencontrons.
Dans le désert d’Atacama au nord du Chili, l’Artemia salina, un crustacé vivant dans les lacs salés, cohabite avec des organismes unicellulaires appelés « extrémophiles », formant un environnement riche et complexe. Diverses communautés autochtones vivent également sur ces terres. Les paysages que vous décrivez dans votre étude, sont loin du « désert » comme on l’entend souvent : il ne s’agit pas de terres vides, bien que ce soit la manière dont ces territoires sont présentés par les compagnies minières. En quoi ce récit est-il mensonger ?
La première chronique réalisée sur le désert d’Atacama est un récit écrit pour accompagner la conquête espagnole du Chili. Elle le décrit comme un désert aride, dépourvu de vie, où il serait impossible de survivre : il y fait très chaud et l’ensoleillement est intense durant la journée ; il fait aussi très froid la nuit.
Les Espagnols n’y ont trouvé aucune source d’eau et ont pensé qu’il n’y avait pratiquement aucun signe de vie humaine ; en réalité, d’après les vestiges archéologiques et les connaissances ancestrales transmises de génération en génération par les peuples autochtones, ainsi que des récits historiques plus précis, nous savons non seulement que des groupes humains vivaient là mais qu’ils avaient développé des formes d’irrigation et d’agriculture dans cet environnement.
On compte aussi toutes sortes de formes de vie non humaines dans la région, malgré cet environnement extrême, ou peut-être en partie grâce à lui (...)
Quels sont les dommages et les pressions que l’exploitation minière impose à cet environnement ?
Du début du XIXe siècle à nos jours, on a extrait dans le désert d’Atacama du salpêtre, du sel, du nitrate, de l’argent, de l’or, du cuivre et du lithium ; à ce jour, le Chili est le premier producteur mondial de cuivre et le deuxième producteur mondial de lithium.
Afin de consolider et de développer ces industries extractives, les responsables gouvernementaux et les entreprises ont donc minimisé l’importance de la vie naturelle et de l’intérêt humain de ces paysages.
Cette exploitation a pourtant eu de nombreuses répercussions sur l’environnement (...)
il faut un secteur public solide et bien financé pour assurer la surveillance et la réglementation, ce qui n’est généralement pas le cas dans de nombreuses régions minières.
En outre, il faut compter avec un problème majeur de corruption, ce que l’on appelle la « capture du régulateur », qui survient quand les sociétés minières s’impliquent dans l’élaboration de la réglementation ; elles la rendent ainsi moins objective, moins rigoureuse et plus difficilement applicable.
Il existe également des défis économiques propres à ce type d’exploitation. Le principal est que les marchés mondiaux des matières premières — cuivre, pétrole ou toute autre matière première — sont réputés pour leur volatilité.
Il est donc difficile de planifier la gouvernance ou de connaître les budgets annuels. Si vos revenus proviennent de l’exploitation minière, ils fluctuent en fonction des prix mondiaux. (...)
Pour aller plus loin, on pourrait dire que les secteurs extractifs dans les pays du Sud comme le Chili relient le présent au passé : ils portent l’héritage du colonialisme et du néocolonialisme. (...)
Il faut bien avoir en tête, lorsqu’on analyse les politiques des gouvernements du Sud, qu’il est vraiment difficile de bien gouverner ce secteur. Même un gouvernement progressiste et bien intentionné — ce qui est probablement le cas du gouvernement Boric 1 — aura du mal à transformer complètement ce domaine.
Ce que le gouvernement de Gabriel Boric a tenté de faire, c’est d’abord d’étendre le rôle de l’État dans le secteur du lithium ; une telle politique s’inscrit dans une longue tradition dans les pays du Sud de nationalisation des entreprises extrayant les ressources.
Ce n’est pas seulement un phénomène du passé : de telles mesures sont aujourd’hui en débat ou en cours en Afrique, en Asie du Sud et en Amérique latine. Les gouvernements — et les sociétés — veulent davantage de gains économiques et, surtout, davantage de souveraineté sur ces secteurs, qui sont l’héritage de la domination coloniale. Ils veulent affirmer leur indépendance économique.
Ce que l’on peut appeler le nationalisme des ressources consiste notamment à créer des entreprises publiques, à modifier les contrats existants avec les multinationales et à explorer le développement industriel afin que le pays ne se contente pas d’extraire des matières premières. Ce sont là autant d’initiatives que le gouvernement Boric souhaite mettre en œuvre et s’efforce de mener à bien. (...)
Outre cette piste, le gouvernement explore de nouveaux projets dans d’autres déserts salins. Le Chili en compte des dizaines, dont certains présentent des concentrations élevées en lithium ; il est donc intéressant d’en explorer davantage. C’est ainsi que le gouvernement tente de trouver un équilibre entre l’augmentation de la participation de l’État et l’ouverture d’opportunités pour de nouvelles entreprises. (...)
Le gouvernement s’est engagé à respecter les droits des populations autochtones. Dans le secteur du lithium au Chili, aucun des projets existants n’a jamais fait l’objet de véritables consultations, bien que le Chili soit signataire des conventions qui les exigent.
Le gouvernement Boric s’est engagé à changer cela. Il a lancé un long processus de consultation pour la nouvelle expansion de SQM-Codelco, qui a entraîné des échanges intenses et tendus. Certaines communautés autochtones ont ainsi estimé que le processus n’était pas assez rigoureux ou substantiel, ou qu’elles étaient exclues des négociations entre l’État et les entreprises. Il y a eu des protestations et des poursuites judiciaires.
Le processus de consultation a néanmoins abouti et, du point de vue du gouvernement, a permis d’obtenir une forme de consentement de la part des populations autochtones. Pourtant, malgré un consentement tout relatif, le processus a également été marqué par des controverses.
Il est donc raisonnable de s’attendre à ce que les futures tentatives d’expansion de l’exploitation minière du lithium donnent lieu à de nouvelles manifestations. (...)
Étudier l’impact de l’exploitation du lithium sur les réserves en eau nous aide à comprendre les difficultés liées à la réglementation de cette activité. (...)
ce que disent les entreprises — et cet argument est intéressant car il fait écho au début de notre discussion sur la terra nullius puisqu’il vise à nier les effets environnementaux de cette pratique — c’est que la saumure n’est pas de l’eau ; en conséquence, nous ne devrions pas nous inquiéter qu’elles en extraient de grandes quantités, car ce qui intéresserait les humains, ce serait l’eau douce. (...)
Un tel argument peut sembler plausible en théorie mais il est scientifiquement faux.
La saumure est de l’eau à laquelle s’ajoutent des sels et d’autres substances dissoutes. De plus, ce qui s’évapore pendant le processus d’extraction est précisément cette eau. Ainsi, dans un environnement déjà pauvre en ressources aqueuses, d’énormes volumes sont retirés du système.
Nous disposons désormais de preuves scientifiques de plus en plus nombreuses qui corroborent ce que les régulateurs, les scientifiques et les membres des communautés vivant dans le désert affirment depuis des années : le fait de retirer cette eau salée attire l’eau douce vers l’intérieur depuis le périmètre. (...)
L’eau salée est du reste importante sur le plan écologique.
Les microbiologistes ont montré qu’elle contient des micro-organismes liés au tissu de la vie dans cette région. (...)
Il s’agit en effet d’un système hydrologique très complexe : deux types d’eau aux frontières floues, des phénomènes entièrement souterrains et invisibles, nécessitant des capteurs pour mesurer ce qui se passe. Parallèlement, d’énormes quantités d’eau s’évaporent chaque jour.
Le système est dynamique et difficile à suivre : c’est pourquoi nous avons besoin d’une réglementation objective, scientifique et respectueuse de l’environnement. (...)
Je montre néanmoins dans mon travail que les entreprises les ont trafiqués : une surexploitation a bien eu lieu, pour n’être découverte qu’une décennie plus tard lors d’enquêtes menées par l’État.
Tout ce que peut faire l’État n’arrive qu’a posteriori. Il n’y a aucun moyen d’empêcher les violations, car celui-ci n’est pas suffisamment impliqué dans la surveillance active. Il s’agit d’un héritage de l’ère néolibérale qui a débuté sous Pinochet et s’est poursuivie sous les gouvernements suivants ; ceux-ci ont affaibli la réglementation des ressources naturelles. (...)
Les entreprises ne détiennent pas tout le pouvoir. Les travailleurs peuvent s’organiser et faire grève, les communautés peuvent se mobiliser, la société civile peut exercer des pressions et les régulateurs peuvent modifier les règles.
Les entreprises extractives sont également vulnérables car elles dépendent de territoires spécifiques. (...)
on ne peut pas déplacer une mine comme on déplace une usine. Leurs investissements sont des coûts irrécupérables.
Si les protestations, les réglementations ou les conflits rendent l’extraction trop risquée, les entreprises risquent de se retrouver avec des actifs immobilisés. Les communautés le comprennent d’ailleurs très bien. Les protestations, manifestations, ou blocages ont forcé des négociations ou entraîné l’arrêt complet de certaines mines. Dans certains cas en Amérique latine, des mines n’ont jamais été construites parce que la résistance les rendait trop risquées. (...)