
Fondateur du média “Frontières”, cet aspirant magnat de la presse s’apprête à lancer, à 31 ans, un “Mediapart de droite”. L’objectif de ce jeune ambitieux, proche des milieux réactionnaires : accélérer à tout prix leur conquête du pouvoir. Enquête.
Le réel force parfois le trait, comme ce 18 mars à Roissy. Erik Tegnér est retenu à l’aéroport, coincé avec un Algérien sorti de prison que la France n’arrive pas à expulser. Cocasse pour le patron de Frontières, dernier-né d’une extrême droite médiatique qui brouille volontiers la démarcation entre journalisme et communication politique. Le problème de passeport réglé, le voilà qui s’envole en direction de l’Argentine de Javier Milei, accompagné de son ami, « mentor entrepreneurial » et actionnaire Gérault Verny, par ailleurs député ciottiste des Bouches-du-Rhône.
À 31 ans, Tegnér nourrit de grandes ambitions pour sa petite entreprise. Tout à la fois directeur de la rédaction, grand reporter, mandataire social et actionnaire majoritaire de Frontières, il revendique aujourd’hui 1,5 million d’euros de chiffre d’affaires, affiche 450 000 abonnés sur YouTube et emploie près de vingt-cinq journalistes, tous « juniors », d’une loyauté sans faille. Conseillé par un comité stratégique composé notamment de l’ex-industriel Loïk Le Floch-Prigent, l’écrivain Boualem Sansal ou l’ancien ambassadeur en Algérie Xavier Driencourt, il rêve d’un « Mediapart de droite », mais plus encore d’une victoire « du camp national et patriote », dans laquelle il entend « prendre pleinement sa part ».
Fin janvier, il a payé son écot avec zèle en publiant un hors-série imprimé à 35 000 exemplaires, dans lequel il désigne nommément « les coupables de l’invasion migratoire ». Résultat ? Des avocats spécialisés dans le droit des étrangers menacés de mort, un communiqué courroucé du Conseil d’État et même une réaction du garde des Sceaux, Gérald Darmanin. À la terrasse d’un café de la très chic avenue Marceau à Paris, Tegnér jubile encore : « C’est bien la preuve qu’on a tapé dans le mille. »
Plus on se scandalise de ses outrances, plus il attaque. C’est sa marque de fabrique. (...)
être seul maître à bord. « Le média n’existe pas sans ma vision », claironne-t-il. Vision qu’il expose tous les soirs sur CNews depuis le début de l’année (cinquante-sept apparitions au 27 mars). Malheur à ceux qui quittent le navire, désignés comme des ennemis.
Interrogés par Télérama, d’anciens salariés décrivent un management qu’ils considèrent comme « brutal, voire tyrannique ». L’une d’entre eux a d’ailleurs porté plainte contre Tegnér en février pour agression sexuelle, harcèlement moral et violences, comme le révélait La Lettre. Les faits, niés en bloc par l’intéressé, qui reste présumé innocent, se seraient déroulés en mai 2024 lors d’un reportage sur le « racisme anti-Blancs » en Afrique du Sud. (...)
« Sarah, c’est sa seule allégeance », dit l’un d’entre eux. Tegnér, soucieux, selon sa propre expression, de « s’inventer journaliste », décline l’offre. Mais continue de rendre service en coulisses. En décembre 2021, au surlendemain du meeting de Zemmour à Villepinte, Livre noir publie une « enquête » pointant de « graves défaillances » du SDLP, le service de police chargé de protéger le candidat. En réalité, selon les informations que nous avons pu rassembler, la vidéo recrache des éléments de langage fournis par le service de sécurité privée de Zemmour (...)
Abattu par des créances et la perspective d’un second mandat d’Emmanuel Macron, il passe une bonne partie de l’année 2022 dans les territoires ukrainiens occupés. Le temps de respirer l’air âcre de la guerre, d’interviewer une poignée de propagandistes et, surtout, de mûrir la suite. Alors qu’un contentieux juridique l’oppose à ses anciens associés de Livre noir, qui l’accusent d’avoir confisqué la marque, Tegnér organise la migration des actifs vers une nouvelle structure, Artefakt. (...)
Dix mois plus tard, dans l’incertitude post-dissolution, il ripoline Livre noir et le renomme Frontières. Qui s’inscrit dans un nouveau Zeitgeist politique mais malaxe toujours la même obsession, l’immigration, déclinée en trimestriel ou en vidéos sur Instagram. (...)
la promesse de Frontières +, une sorte de Netflix de droite qu’il lancera fin avril avec, notamment, un documentaire sur le drame de Crépol. Aux manettes, on retrouve Baudouin Wisselmann, licencié par Valeurs actuelles après avoir participé à une vidéo du youtubeur Papacito, condamné pour injures homophobes et incitation à la violence.
Tegnér l’assume, ses recrues tiennent parfois plus de l’influenceur que du journaliste. « Je veux qu’on soit un incubateur de talents », clame-t-il. De quoi imposer, à l’artillerie lourde, de nouveaux standards à mi-chemin entre le média et l’officine. Un éphémère pigiste en est sorti dégoûté : « On m’avait vendu un nouveau média d’investigation qui s’est trouvé être l’antenne-relais de groupes politiques de droite. »
On questionne Tegnér sur la rémunération — plus de 10 000 euros — récemment reçue du groupe parlementaire bruxellois de Marion Maréchal pour avoir couvert ses journées d’étude sur « la défense de la civilisation européenne ». (...)
À l’occasion, Frontières n’hésite pas à instrumentaliser les statistiques pour remodeler le réel sous couvert d’enquête et de reportage. En faisant appel, par exemple, à une start-up, Data Realis Conseil, (...)
Sans indiquer que Data Realis Conseil est financé par le milliardaire traditionaliste Pierre-Édouard Stérin dans le cadre de son projet Périclès, qui entend notamment conquérir mille mairies aux élections municipales de 2026. (...)
Alors que les couvertures de Valeurs actuelles ont longtemps été le mètre étalon de la radicalité à droite, il ambitionne désormais de les (grand) remplacer en lançant à la rentrée un hebdomadaire d’inspiration tabloïd. Fin janvier, il est même allé jusqu’à déposer l’ancien slogan du magazine concurrent : « Le média de la droite qui s’assume. » Au moins, c’est clair.