
Être soigné devrait être un droit garanti jour et nuit. Pénurie de généralistes, manque de spécialistes en ville : les urgences explosent à l’hôpital, en quête permanente de bras et de lits. Pour accéder aux soins, un filtre s’opère selon la gravité des symptômes, et un autre plus insidieux, selon la distance géographique et les moyens financiers des patients. Une médecine à plusieurs vitesses s’accentue.
• Les urgences sont prises en étau entre un flux trop important de patients et une pénurie de personnels. Résultat : la régulation, lorsqu’il faut appeler le 15 avant tout déplacement, devient le modèle de fonctionnement par défaut.
• Le nombre de lits dans les hôpitaux diminue depuis 10 ans au profit de places en ambulatoire. Pourtant, les besoins liés au vieillissement de la population ne cessent d’augmenter.
• Les médecins libéraux exerçant en cliniques privées rechignent à participer aux gardes le soir et le week-end. En parallèle, des centres de soins privés, ouverts le soir et les week-ends, développent un marché rentable.
Entrée des urgences. L’enseigne, accrochée à la bâtisse colossale d’un hôpital, scintille encore au cœur de la nuit. Elle reste cette dernière lumière vers laquelle se tourner pour être soigné, lorsque tous les cabinets de médecins sont fermés. Nombre de patients redoutent pourtant ce passage, tant l’accès aux services d’urgences est de plus en plus souvent restreint, soirs et nuits, comme cet été.
Des urgences régulées la nuit dans 21 hôpitaux
C’est une grande première. Sur les 33 services d’urgences hospitaliers que compte la Bretagne à cinq départements, 21 seront régulés, la nuit, à partir de ce mois de juillet. De 18 h 30, jusqu’à 8 h ou 8 h 30 du matin selon les sites. Régulé ne veut pas dire fermé, mais filtré. Autrement dit, avant tout déplacement, il faut appeler le Samu Centre 15, qui réoriente les patients en fonction du degré de l’urgence. Si elle est vitale et grave, le service mobile d’urgences réanimation, (Smur), reste disponible, jour et nuit. (...)
L’urgentiste, aujourd’hui chef du service, nous raconte cette nuit de garde de novembre 2023, au cours de laquelle il s’était fait agresser par un patient : « J’arrive dans un service qui est dépassé, bondé. On a du mal à passer dans le couloir, parce qu’il est jonché de brancards avec une trentaine de patients qui attendent une place d’hospitalisation depuis deux jours, ou plus. Des personnes âgées, parfois démentes, avec une seule toilette pour 30. Je sais que je ne pourrais pas prendre soin de toutes. Et c’est terrible parce qu’on voit le visage de ces personnes, se métamorphoser en une nuit. » Une nuit éprouvante, mais néanmoins « habituelle ».
Cette crise des urgences tant médiatisée, en particulier lors des congés estivaux des soignants, ou l’hiver pendant des épidémies de grippe, est bel et bien endémique.
Prendre son mal en patience
En dix ans, le temps d’attente aux urgences a augmenté de 45 minutes. La moitié des patients y passaient plus de 3 heures en 2023. Trois heures, c’est peu comparé aux 8 heures 30 d’attente moyenne, durant l’été 2024 (...)
« Pour la population du centre Bretagne, l’impact de la fermeture des urgences est très important, nous avons des dizaines de récits d’évènements graves », révèle Hanna Charles, médecin généraliste à Carhaix et membre du comité de défense de l’hôpital.
Un renoncement aux soins marqué depuis le Covid
Il faut dire que les alternatives aux urgences pour se soigner sont maigres dans le bassin de Carhaix, et globalement dans les terres et dans le nord des Côtes-d’Armor, où manquent les médecins de ville. (...)
Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, a choisi des termes bien prudents pour faire ses annonces, le 13 juin : « L’objectif est de pouvoir, je l’espère dans les meilleurs délais, d’ici à novembre, offrir un accès aux urgences cinq jours sur sept à Carhaix. » La régulation restera donc de mise dans tous les cas, les soirs et les week-ends.
Si la régulation est vécue comme une atteinte au droit d’accès à la santé, elle répond en fait à un problème plus profond : le manque de médecins de ville, obligeant l’usager à se rendre aux urgences pour des soins… non urgents. « Les pouvoirs publics soutiennent le modèle de régulation comme solution par défaut, en réponse aux problèmes de démographie médicale », résumait Ariane Bénard, directrice du centre hospitalier de Saint-Brieuc en octobre 2023, lors d’un conseil de surveillance de l’hôpital de Saint-Brieuc. Désormais, le basculement vers ce système est engagé, partout en Bretagne. Mais comment en est-on arrivé à un tel dévoiement des « vraies » missions des urgences ?
Des urgences au secours de la médecine de ville (...)
Des patients bloqués à l’hôpital faute de solutions en aval (...)
Les centres de soins non programmés, un marché rentable
La saturation des urgences s’accompagne aussi d’un nouveau marché rentable, dans le privé : les centres de soins non programmés. Créés par des médecins libéraux, ces cabinets apparaissent en Bretagne depuis la crise sanitaire et promettent un accès rapide à un médecin pour les urgences non vitales. (...)
Ces centres répondent à un besoin : ils permettent d’avoir accès à un médecin rapidement pour des urgences relatives, à condition d’être prêt à payer un peu plus.
Mais ils se concentrent sur des actes médicaux rapides et rentables
« C’est une marchandisation de la médecine. Ils ont trouvé le filon. » (...)
Enfin, la loi prévoyait leur installation dans les déserts médicaux, mais ces centres s’installent à proximité du littoral et dans des zones denses pour maximiser leur activité. « Il n’y a que la loi qui pourra limiter leur installation » nous rappelle David Le Goff, directeur de la délégation départementale Ille-et-Vilaine de l’ARS Bretagne. Le 13 mai, les sénateurs ont justement adopté un dispositif qui encadre la liberté d’installation des médecins, avec une mesure inédite : les médecins déjà installés en zone dense effectueront un certain nombre de consultations dans des « zones prioritaires ». Ce à quoi répondaient, fin mars, des organisations syndicales et représentatives des médecins libéraux, hospitaliers, salariés, étudiants en médecine et élus locaux par : « Réguler une profession en pénurie ne solutionnera pas la pénurie elle-même ! ».