À Alep, les quartiers à majorité kurde vivent assiégés depuis le début de la guerre en 2011. Alors que des affrontements continuent entre forces kurdes et gouvernementales, les habitants aménagent des espaces verts et misent sur le vivre-ensemble.
ici, à Cheikh Maqsoud et Achrafieh, les deux quartiers à majorité kurde d’Alep, la grande ville du nord de la Syrie, la verdure manque. « Nous sommes réfugiées d’Afrin [60 km au nord], où nous vivions dans la nature. Ici, on étouffe, surtout à cause du siège », explique en soupirant Umm Ali, la mère.
L’enclave à majorité kurde d’Alep forme un fragile îlot d’un demi-million d’habitants, autogéré et quasiment coupé du reste de la Syrie. Assiégée presque sans discontinuer depuis une quinzaine d’années par ses ennemis successifs, elle se dresse au-dessus du reste de la cité, ses immeubles aux façades éventrées défiant la ville.
Quartier multiconfessionnel
« Pour nous, c’est ici l’endroit le plus sûr. Nous pouvons y vivre en paix avec nos voisins de toutes les confessions », explique Umm Ali, elle-même arabe originaire d’Afrin et mariée à un Kurde. Comme plusieurs dizaines de milliers de personnes, tous deux ont trouvé refuge ici en 2018 lors de l’offensive turque sur leur ville. (...)
Arméniens, Alaouites et Yézidis y vivent également sous la houlette d’une administration autonome calquée sur le modèle du reste du Rojava, territoire à majorité kurde dans le nord-est du pays. Tous et toutes cherchent à résister en aménageant des espaces verts et misant sur le vivre-ensemble. (...)
En contrebas du quartier, un checkpoint tenu conjointement par la police kurde et les forces du nouveau gouvernement syrien filtre l’accès. Le 22 décembre, des affrontements ont éclaté entre les deux camps, notamment à l’artillerie lourde, tuant au moins trois civils de part et d’autre et faisant des dizaines de blessés, avant qu’un cessez-le-feu ne rétablisse le calme. Le 6 octobre, des affrontements similaires avaient fait deux morts, alors que les routes vers les quartiers kurdes avaient été totalement fermées. La pression augmente : le gouvernement syrien et ses parrains étasunien et turc ont laissé aux forces kurdes (YPG) jusqu’à la fin de l’année pour se désarmer et s’intégrer à l’armée syrienne.
Ville millénaire devenue la « Stalingrad de Syrie »
« Nous sommes assiégés depuis ce jour [le 6 octobre] », explique Amina Beyram, coprésidente de la municipalité de Cheikh Maqsoud. Selon elle, deux des sept routes restent fermées, et seuls les produits de base peuvent entrer.
« Nous faisons face à de grandes difficultés : les routes sont délabrées, il y a peu d’électricité et le gouvernement bloque l’essence, les matériaux de construction... Bref, tout ce qui nous permettrait d’assurer des services aux citoyens », dit-elle. Reporterre l’a accompagnée alors qu’elle supervisait l’installation de câbles électriques dans un quartier appauvri de la ville. (...)
Cheikh Maqsoud et Achrafieh sont passés sous le contrôle des forces kurdes dès le début de la guerre civile syrienne, à l’été 2011. Lors de la bataille d’Alep, entre 2012 et 2016, ils étaient encerclés de toutes parts, d’abord par le régime de Bachar al-Assad, puis par les islamistes du Front al-Nosra.
« Nous avons vécu des choses inimaginables »
Ce sanglant affrontement de « tous contre tous » a martyrisé Alep, ville millénaire devenue la « Stalingrad de Syrie » : 30 000 civils tués, autant de maisons détruites, ainsi qu’une grande partie des souks historiques classés au patrimoine mondial de l’Unesco. (...)
Quinze ans de siège
Les quartiers kurdes sont restés assiégés par les forces de Bachar al-Assad jusqu’à la chute du dictateur en décembre 2024, et par les hommes du nouveau pouvoir syrien depuis.
« Cela fait presque quinze ans que nous vivons sous cloche. Tout le monde étouffe. Mais, en même temps, on aime notre quartier et quand on en sort, on se rend compte qu’on ne peut pas vivre ailleurs », dit un Aleppin kurde, qui admet avoir pris part aux combats du 6 octobre. « C’était de l’autodéfense populaire, nous avons pris des fusils des Asayish [les forces de sécurité du Rojava] pour défendre notre quartier, puis nous leur avons rendus », témoigne-t-il. (...)
Pour les forces kurdes, le désarmement d’ici à la fin de l’année est une gageure : elles sont encerclées par les milices proturques contre qui elles bataillent depuis le début de la guerre civile, qui ont envahi Afrin et occupent des pans du Rojava. Ankara les soutient pour lutter contre les YPG, qu’elle considère comme une organisation terroriste.
Après les affrontements du 6 octobre, comme toutes les routes étaient coupées, les étals du marché de l’est de Cheikh Maqsoud sont restés quasiment vides pendant deux semaines. Aujourd’hui, la situation est meilleure, mais les prix sont supérieurs à ceux des autres quartiers d’Alep, affirme Hassan Ali Mohammad, le directeur du marché. (...)
Dépendance au monde extérieur
C’est que les quartiers kurdes d’Alep sont densément peuplés : pour leur subsistance, ils dépendent du monde extérieur. Reporterre n’a trouvé qu’une seule ferme urbaine, dont l’employé a préféré ne pas partager le nom, ni la localisation exacte. Des chèvres, moutons et poules s’y côtoient dans un joyeux brouhaha, à proximité d’un lopin de terre au milieu d’usines. (...)
Face à l’absence de terrains agricoles, il ne reste aux habitants de Cheikh Maqsoud et d’Achrafieh que leurs balcons… et les rares espaces publics de la ville. C’est justement sur une ancienne ligne de front que la municipalité est maintenant en train de construire un jardin communal. Mariam Youssef, ingénieure civile de 24 ans, y supervise les travaux et parle à Reporterre entre deux passages de tractopelle.
« On a besoin d’endroits pour respirer » (...)
« Vu qu’on peut difficilement sortir, on a besoin d’endroits pour respirer, voir de la verdure. Il en va de notre santé mentale », dit celle qui souhaite une politique de rénovation du quartier, alors que son abandon remonte déjà au régime Assad, qui avait délibérément sous-développé les régions à majorité kurde de Syrie. (...)
« La guerre a détruit l’environnement et l’agriculture, nous devons la restaurer et en prendre soin maintenant. Alors, je fais venir des plantes de toute la Syrie pour les propager ici, dans le quartier », dit-il, un bouquet de roses de Damas dans les mains. (...)