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Mediapart
Concéder sans capituler : le chemin de crête existentiel de l’Ukraine
#guerreenUkraine
Article mis en ligne le 15 août 2025

Donald Trump et Vladimir Poutine s’apprêtent à échanger sur l’Ukraine sans aucun représentant du pays. Sur place, des concessions sont envisagées mais avec deux idées fixes : que cette guerre ne redémarre pas aussitôt qu’un accord aura été trouvé et que le pays puisse choisir son destin.

Au 1 629e jour de la guerre, l’Ukraine devra suivre à près de 8 000 kilomètres du pays un sommet présenté comme crucial pour son avenir. Volodymyr Zelensky n’a pas été convié à ce premier tête-à-tête en Alaska entre Vladimir Poutine et Donald Trump, qui rompt ainsi avec la politique de mise au ban par les nations du chef d’État russe, visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) depuis 2023 pour les crimes de guerre commis en Ukraine.

L’organisation à la hâte de cette rencontre, alors que le milliardaire républicain avait haussé le ton contre Moscou et menaçait de prendre des sanctions, est accueillie avec scepticisme et inquiétude à Kyiv, où les nombreuses volte-faces de Washington ont marqué durablement les esprits. L’agitation diplomatique tend également à masquer des phénomènes de fond en Ukraine, où la définition de ce qui serait une issue acceptable a beaucoup évolué depuis 2022.

La volonté de libérer par les armes tous les territoires occupés dans ses frontières internationalement reconnues de 1991, comprenant la Crimée, s’est petit à petit émoussée, avec un changement en 2024, après l’échec de la contre-offensive de 2023. Intervenue après des victoires militaires fulgurantes, qui avaient abouti à la libération des régions de Kharkiv puis de Kherson, celle-ci n’avait pas réussi à percer les défenses russes. Le résultat : l’installation du conflit dans une guerre de positions et d’attrition défavorable à l’Ukraine, moins peuplée et économiquement moins puissante que son adversaire. (...)

La Russie occupe aujourd’hui environ 20 % du territoire, et considère avoir annexé en septembre 2022 les régions de Kherson, de Zaporijjia et de Donetsk et Luhansk (le Donbass), ainsi que la Crimée en 2014.
Territoires occupés : l’évolution ukrainienne

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a lui-même reconnu dès l’année dernière, avant l’élection de Donald Trump, que la reconquête des territoires occupés restait l’objectif, mais que celui-ci pouvait être atteint par des moyens diplomatiques, et non plus militaires.

« Bien plus de personnes sont prêtes à mettre un terme à la guerre par la voie diplomatique aujourd’hui », confirme Anton Hrushetskyi, directeur de l’Institut international de sociologie de Kyiv (KIIS), dont les études d’opinion font autorité en Ukraine. Cette évolution vient d’une déception vis-à-vis des alliés occidentaux, dont l’aide a été perçue comme insuffisante dans les moments clés au début de l’invasion, et d’une accumulation de difficultés internes.

Après trois ans et demi de guerre, la situation de l’Ukraine est globalement mauvaise. L’armée russe avance toujours sur le front, certes au prix de pertes considérables, mais avec quelques résultats concrets, comme la percée préoccupante de ces derniers jours près de Dobropillia, au nord de Pokrovsk, dans le Donbass.

En ce quatrième été de guerre, la pression est forte sur l’ensemble de la ligne de front : de Kherson, où de nouveaux quartiers ont dû être évacués, jusqu’à Koupiansk, une ville de la région de Kharkiv menacée d’encerclement, en passant par la région de Zaporijjia, où les troupes russes avancent sur un secteur stabilisé depuis deux ans. (...)

L’intensification des offensives a des conséquences pour les civils. Le mois de juillet fut le plus meurtrier depuis mai 2022, avec 286 personnes tuées et 1 388 blessées, d’après la mission de suivi des droits humains en Ukraine de l’ONU (HRMMU). (...)

Au-delà des aspects strictement militaires, l’Ukraine a connu une première crise politique d’ampleur en juillet, après une offensive de la présidence contre la lutte anticorruption, acquis chéri de la Révolution de la dignité de 2014. Enfin, la mobilisation obligatoire des hommes continue de créer des tensions à l’arrière, exploitées par la propagande russe mais réelles.

Les lignes rouges du pouvoir... et de la société

Malgré ces difficultés, le pays ne bascule pas dans le défaitisme. La capitulation reste massivement rejetée face à la conscience de mener une guerre existentielle. (...)

Plus de deux tiers de la population considère que Moscou livre une guerre génocidaire ou veut détruire la nation ukrainienne, d’après les études du KIIS.

La voie négociée qui fait son chemin au sein de la population est balisée par des lignes rouges. Le refus total de la démilitarisation, l’un des objectifs de Poutine, en fait partie. L’armée est l’institution à laquelle la population fait le plus confiance, selon les études du Razumkov Center. Les forces armées apparaissent comme l’ultima ratio, l’institution qui assurera en dernier recours la survie du pays, comme elle l’a fait dans les premiers mois de l’invasion grâce à l’afflux de civils.

Absente des discussions précédant le sommet en Alaska, la question des garanties de sécurité est jugée primordiale en Ukraine. En témoignent la tendance à accepter plus facilement le gel du front et l’occupation temporaire, s’ils s’accompagnent de contreparties à même de dissuader la Russie. « Sans enthousiasme, parce que ce sont des compromis difficiles, plus de la moitié de la population peut l’accepter à ces conditions », souligne Anton Hrushetskyi. (...)

Enfin, le principe selon lequel rien ne doit être décidé sur l’Ukraine sans l’Ukraine à la table des négociations fait consensus. Le président Zelensky et ses alliés européens l’ont rappelé tous azimuts à la Maison-Blanche cette semaine, notamment lors à l’occasion du sommet virtuel organisé mercredi par le chancelier allemand.

La discussion sur les éventuelles concessions territoriales dépend de ces paramètres, mais elle demeure très sensible, comme l’a illustré l’indignation après l’évocation par Donald Trump de trocs de territoires sur un ton badin. « C’est fou comme les gens discutent avec désinvolture du fait que l’Ukraine devrait céder des terres à la Russie. L’occupation n’est pas synonyme de paix. Elle s’accompagne de chambres de torture, d’enlèvements, de meurtres, de trafic d’enfants, de viols, de pillages […] et de nombreux autres crimes », a par exemple dénoncé sur les réseaux sociaux la militante Olena Halushka.

« On ne parle pas seulement de territoires, mais de personnes [qui y vivent]. On sait quel sort ils subissent » (...)

Le spécialiste de l’opinion Anton Hrushetskyi estime que ce qui caractérise le mieux l’attitude générale de la population est la « flexibilité » et l’adaptation à chaque nouvelle évolution significative, avec deux idées fixes : que cette guerre ne redémarre pas aussitôt après que les armes se seront tues et que l’Ukraine puisse choisir souverainement son destin.

Un chemin semble se dessiner vers une solution qui passerait par un cessez-le-feu inconditionnel et un gel de la ligne de front, suivis de négociations sur les garanties de sécurité, avec des mécanismes de rétablissement de sanctions dissuasives pour la Russie. « L’occupation des territoires s’arrêtera quand les conditions seront remplies, après la mort de Poutine ou un changement de régime en Russie », avance l’expert Mykhailo Samus.

Si ces points pourraient faire consensus, ils ne suffisent pas à aller vers une paix durable et juste. Plus grand monde, dans les chancelleries occidentales, ne parle de justice malgré l’ampleur des crimes commis et leur documentation en temps réel, ni de réparations.

Lire aussi :

 (France24)

Les territoires ukrainiens sous contrôle russe au cœur du sommet Trump-Poutine

Donald Trump et Vladimir Poutine se rencontrent vendredi en Alaska avec la question ukrainienne au centre des débats. Le président américain a récemment évoqué de possibles "échanges de territoires. Crimée, Donbass, Kherson et Zaporijjia : voici ce qu’il faut savoir sur ces territoires ukrainiens revendiqués par la Russie. (...)

Ce rapport de force déséquilibré pour l’Ukraine sur le terrain incite peu à l’optimisme quant au sommet Trump-Poutine de vendredi. D’autant que les revendications territoriales côté russe semblent claires, difficilement flexibles et totalement défavorables à Kiev.

À commencer par les territoires revendiqués depuis 2014 (carte ci-dessus). Cette année là, en quelques mois, Moscou prend de court le gouvernement ukrainien et laisse les Occidentaux sans réaction en annexant d’abord la péninsule de Crimée. Puis une opération similaire conduit des séparatistes soutenus par la Russie à prendre partiellement le contrôle d’une partie des oblasts (régions) de Donetsk et Louhansk, dans l’est de l’Ukraine.

Annexion russe de quatre oblasts ukrainiens en 2022

Entre 2014 et 2022, la guerre du Donbass entre Kiev et Moscou fait au moins 15 000 morts civils et militaires de part et d’autre des deux camps, selon des chiffres de l’ONU. (...)

En février 2022, le conflit entre les deux États prend une autre dimension avec l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine. Moscou se rapproche d’abord rapidement de Kiev mais fait face à la résistance de l’armée ukrainienne. Dans le sud et l’est du pays, la Russie prend le contrôle de larges pans de territoires (carte ci-dessous) : en plus du contrôle total de l’oblast de Louhansk, elle étend son invasion dans celui de Donetsk et réussit à s’emparer d’une grande partie des régions de Kherson et Zaporijjia.

Quelques mois plus tard, les autorités prorusses des quatre régions organisent un "référendum" d’annexion où le "oui" l’emporte largement. Ces oblasts ont maintenant le même statut officieux que la Crimée. Mais ni les autorités ukrainiennes ni la communauté internationale ne reconnaissent à ce jour ces annexions. (...)

Depuis, l’offensive russe à grande échelle a fait a minima des dizaines de milliers de morts et causé d’immenses destructions en Ukraine. Après plus de trois ans et demi de combats, les positions ukrainienne et russe sont toujours irréconciliables. Malgré trois cycles de pourparlers à Istanbul, Kiev et Moscou ne parviennent pas à s’accorder : l’Ukraine et ses alliés occidentaux accusent notamment le Kremlin de bloquer les négociations en maintenant des demandes maximalistes – la cession des quatre oblast et la reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée – tout en continuant de grignoter du terrain sur le champ de bataille.
Cessions de territoires contre gel des combats ?

Mais une proposition récente de la Russie aux États-Unis, relayée par le Wall Street Journal, semble être la raison de l’organisation de ce sommet entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Selon le quotidien américain, le président russe "exigerait que l’Ukraine cède l’est de l’Ukraine (l’intégralité des oblasts de Louhansk et Donetsk, NDLR), une région connue sous le nom de Donbass, sans que la Russie s’engage à autre chose qu’à cesser les combats."

Seulement cela signifierait que l’Ukraine, qui contrôle encore des parties de ces deux régions, renonce à des lieux où des dizaines de milliers de soldats ont perdu la vie en essayant de les protéger – à l’instar de villes comme Kramatorsk et Slovyansk (carte ci-dessous). (...)

Les alliés européens de l’Ukraine – qui ne sont pas conviés au sommet en Alaska – ont fait part de leur opposition cette semaine à toute cession de territoires ukrainiens. Kiev "est prête à discuter de questions territoriales" mais pas d’"une reconnaissance légale" de l’occupation par la Russie de certaines parties de l’Ukraine, a indiqué le chancelier allemand Friedrich Merz.

Le principal intéressé, Volodymyr Zelensky, a exclu tout retrait des forces ukrainiennes des zones de l’est du pays dans le cadre d’un accord de paix. "Toute décision qui serait prise contre nous, toute décision qui serait prise sans l’Ukraine, serait une décision contre la paix", a averti le président ukrainien sur les réseaux sociaux.

À cela s’ajoute le fait que 82 % des Ukrainiens sont opposés à toute concession territoriale, selon un sondage réalisé par l’Institut de sociologie de Kiev. Pourtant, l’avenir d’une partie de leur pays se jouera sans eux vendredi en Alaska.