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Comment le béton a recouvert la France
#betonnisation #biodiversite #ecosysteme
Article mis en ligne le 26 juin 2024
dernière modification le 23 juin 2024

Avec son premier essai « Accumuler du béton, tracer des routes », Nelo Magalhães remonte le fil de l’extraction «  ordinaire  » (sable, terre, gravier) nécessaire à la fabrication du béton et à la construction d’infrastructures.

Comme tant d’autres parcs paysagers, le lac de Créteil a été pleinement intégré à la politique de construction d’infrastructures à marche forcée qu’a lancée l’État français après la Seconde Guerre mondiale. Une histoire environnementale que retrace Nelo Magalhães dans Accumuler du béton, tracer des routes (La fabrique). (...)

Pour son premier essai, ce jeune post-doctorant à l’Institut de la transition environnementale de Sorbonne Université frappe fort. Loin de se contenter d’égrener les dommages environnementaux des Trente Glorieuses, il appelle l’écologie politique à ne plus se « centre[r] sur une nature sauvage, une optimisation des flux, une révolution ontologique, ou la technosphère, mais sur l’espace physique et sa production ». (...)

De fait, alors que les militants écologistes ont souvent tendance à dénoncer — à raison — les méfaits de l’extractivisme hors d’Europe, peu se soucient de ce que l’auteur appelle « l’extractivisme ordinaire », si banal sous nos climats qu’on en vient presque à oublier son importance pour l’économie capitaliste et ses méfaits environnementaux.

Invisible, l’extractivisme ordinaire représente pourtant la majeure partie des matières déplacées par le capitalisme contemporain. Si, en 2017, l’humanité utilisait le volume considérable de 100 gigatonnes de matières — pétrole, gaz, blé et métaux en tête —, elle déplaçait trois fois plus de terres de travaux de terrassement, de sédiments de dragage et de sables et graviers, non comptabilisées dans les statistiques. Un paradoxe dont s’amuse l’économiste : « La matière première du Capitalocène n’est pas précieuse, mais ordinaire et sans valeur. » (...)

Malgré ses proportions colossales, l’extractivisme ordinaire ne souffre d’aucune gestion démocratique. Ciment, terre et sable continuent d’être déplacés par les industriels, avec la bénédiction de l’État. (...)

Autant d’infrastructures décidées en haut-lieu et sans l’aval des habitants, dépossédés de leur milieu de vie.

En dépit de leur imposition de force au territoire, nombre de partis progressistes réclament le maintien de telles infrastructures, car elles relèveraient du patrimoine national et/ou du service public, ce qui, aux yeux de Nelo Magalhães, traduit leur « naturalisation » et leur « dépolitisation ».

L’acceptation de ces aménagements gigantesques n’allait cependant pas de soi. À chaque chantier ou presque depuis 1945, l’État s’est heurté à des contestations, allant des pétitions ou objections lors d’enquêtes publiques à des sabotages et à des zad. Pour les contourner, l’État n’a pas lésiné à fabriquer le consentement de la population à ces ouvrages. (...)

Tout d’abord, en présentant comme un progrès en vue du bien commun les privilèges d’une minorité d’usagers. (...)

Lorsque la construction de nouvelles infrastructures générait trop d’oppositions des riverains, l’État feignait de s’en soucier et, dans une logique classique du « diviser pour mieux régner », intégrait au cahier des charges les critiques les plus légères, qui s’attardaient exclusivement sur les nuisances, au détriment des plus radicales, qui contestaient jusqu’au bien-fondé du chantier. Ce faisant, il gagnait du temps. (...) .

Édifier les déchets en patrimoine

Outre du sable pour le béton, lesdites carrières, réparties sur l’ensemble du territoire en deux siècles d’exploitation, ont produit quantité d’« espaces-déchets », abandonnés sitôt l’exploitation devenue peu rentable. Pour réduire ces lieux fantômes encombrant la production d’espaces neufs, l’État fit appel à sa « seconde infrastructure », soit les dispositifs scientifiques et intellectuels — comme les ingénieurs des Ponts et Chaussées — qui permettent l’entretien et la construction de la première infrastructure, pour trouver des solutions de réemploi aux déchets industriels. (...)

Certains de ces matériaux connurent un succès fulgurant, à l’instar du laitier de haut fourneau — issu de la combustion du minerai de fer auquel s’ajoutent les cendres du coke lors de la production industrielle de charbon — réutilisé dans la construction routière, en particulier dans l’autoroute A4 entre Paris et Strasbourg. Au demeurant, cette économie circulaire ne changea rien à la logique de croissance économique ; au contraire, elle appelait toujours davantage de déchets industriels pour poursuivre la « croissance verte » de ces infrastructures.

Quant aux déchets qu’on ne pouvait pas valoriser économiquement, l’État et ses ingénieurs proposèrent de les valoriser… symboliquement, sous la forme d’aménagements paysagers (...)

Le renversement des valeurs associées aux déchets atteignit son apothéose en 2012, lorsque l’Unesco classa comme « paysage culturel évolutif vivant » les terrils de schiste houiller du Nord de la France… dont on n’avait pas réussi à se débarrasser et qu’on avait entre-temps transformé en monuments patrimoniaux.

L’essai de Nelo Magalhães témoigne du retour de la technique dans les mouvements écologistes contemporains. (...)

Et, sur le plan pratique, il encense aussi bien Gilets jaunes que Soulèvements de la Terre car, à ses yeux, les deux mouvements ont pour mérite de « politiser la production de l’espace physique et les rapports de pouvoir qui le traversent » et de « se réapproprier les conditions matérielles de vie au travers de l’espace physique ». En somme, ils posent la question que devrait se poser tout défenseur de la Terre : de quel sol voulons-nous ?

Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, de Nelo Magalhães, aux éditions La fabrique, avril 2024, 304 p., 18 euros.