Boosté par l’argent de Wall Street et de la Silicon Valley, le projet de refroidir artificiellement le climat sort des marges. Mais l’irruption d’intérêts privés dans ces technologies potentiellement catastrophiques suscite une levée de boucliers chez des scientifiques.
Depuis quelques semaines, la communauté des climatologues bruisse d’un nouveau sujet d’inquiétude, jusqu’ici guère évoqué en France : l’irruption des start-up et de leurs méthodes « disruptives » dans le domaine déjà en pleine expansion de la recherche sur la géo-ingénierie solaire, un terme qui désigne la modification intentionnelle du climat, à l’échelle planétaire, par des moyens industriels, comme outil pour contrer l’actuel réchauffement. (...)
Le 24 octobre, un article du site d’information climatique Heatmap révélait qu’une start-up israélo-américaine, Stardust, venait de lever 60 millions de dollars sur le marché du capital-risque pour développer d’ici à 2030 un système clé en main, reposant sur des brevets commerciaux, d’injection de millions de tonnes de particules dans la stratosphère. Le business plan étant de vendre cette technologie à un putatif consortium d’États qui voudraient l’utiliser pour abaisser la température de la planète.
Pour comprendre l’importance de cette annonce, il faut revenir un peu plus en détail sur l’histoire de la géo-ingénierie solaire, et plus précisément de l’injection stratosphérique d’aérosols, souvent désignée par ses initiales anglaises, SAI. Cette technologie, imaginée dès les années 1960, a longtemps été ostracisée par la communauté climatologique à cause de ses risques et de ses incertitudes. Elle faisait seulement l’objet de recherches confidentielles, menées exclusivement en laboratoire. (...)
Pour se rendre compte du projet, on peut imaginer une flotte internationale de quelques centaines d’avions dédiés, qui, tous les jours, quadrillerait intentionnellement le ciel de traînées nuageuses.
Technologie bon marché
L’idée s’inspire des quelques grandes éruptions volcaniques qui, avec une périodicité de l’ordre du siècle, s’avèrent capables d’atteindre la stratosphère, et sont généralement suivies de brefs refroidissements du climat. « On est relativement certains que cela abaisserait la température globale, et on comprend plutôt bien les mécanismes en jeu », indique Olivier Boucher, directeur adjoint de l’Institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL). (...)
Cette technologie a le périlleux avantage d’être bon marché. On parle de quelques milliards de dollars par an à peine, une somme qui la met à la portée d’États même petits, voire d’entreprises. Ou de certaines grandes fortunes. En revanche, le résultat serait obtenu au prix d’incertitudes et de risques vertigineux, et c’est pourquoi la grande majorité de la communauté climatologique est hostile non seulement à cette stratégie, mais même à la conduite de recherches sur la question – autres que de la modélisation ou de petites expériences de laboratoire.
Des risques vertigineux
Près de 600 scientifiques d’une soixantaine de pays ont ainsi signé un appel publié en janvier 2022 réclamant un moratoire explicite sur tout déploiement et même expérience en plein air de SAI. De nombreuses autres institutions scientifiques, du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) à l’Académie des sciences française, ont exprimé leurs réserves.
Lesdits risques sont aussi bien climatiques que géopolitiques. Sur le plan de la physique du globe, Wolfgang Cramer, ancien auteur du Giec et chercheur émérite au CNRS, met en garde sur les impacts régionaux, difficiles à prédire. « En particulier les changements locaux de régime des pluies sont très inquiétants, il y a des raisons de penser que l’injection d’aérosols pourrait entraîner, dans les régions de moussons, un affaiblissement catastrophique de celles-ci. » (...)
Par ailleurs, la complexité et la dynamique de la haute atmosphère pourraient receler d’autres pièges, avertit David Keith, de l’université de Chicago, un pionnier de la SAI considéré aussi comme son principal promoteur. « Pour l’instant, nous comparons tous les modèles disponibles pour simuler les résultats d’injections d’aérosols, et les résultats sont rassurants, mais on ne peut pas complètement exclure que tous nos modèles aient une erreur ou un point aveugle en commun, et c’est une des raisons principales pour lesquelles il faut continuer la recherche », plaide-t-il.
« Choc terminal »
Il faut du reste bien noter que cette technologie ne règle pas le problème de l’excès de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, elle le masque même, ce qui obligerait à la maintenir en permanence, sans doute pour des siècles, sous peine de subir ce qu’on appelle le « choc terminal ». Si une guerre ou une pandémie interrompait le ballet des avions, les particules quitteraient peu à peu l’atmosphère en tombant au sol, et la planète retrouverait en quelques mois la température correspondant à son niveau de CO2. Autrement dit, elle se réchaufferait brusquement à un rythme fulgurant, avec un effet catastrophique sur les systèmes naturels.
Sur le plan éthique, « rajouter de la pollution pour atténuer les effets de notre pollution », pour reprendre l’expression de la militante indienne Vandana Shiva, est pour le moins problématique. Surtout que l’existence d’une telle technologie serait évidemment utilisée par toutes les forces conservatrices, notamment les industries polluantes, pour promouvoir l’inaction.
Les risques géopolitiques de la SAI, « technologie ingouvernable et extraordinairement inflammable » selon le spécialiste des relations internationales Franck Biermann, de l’université d’Utrecht (Pays-Bas), sont également très grands. La modification de la météo a maintes fois été envisagée comme un outil militaire, et ce serait encore plus le cas avec une intervention climatique, souligne le chercheur. (...)
Bill Gates et George Soros
À la lecture de cette litanie de catastrophes potentielles, on peut se demander comment diable des scientifiques peuvent être partisans ne serait-ce que d’étudier la géo-ingénierie solaire. Mais l’honnêteté oblige à dire, pour leur défense, que les catastrophes dont est porteur un réchauffement planétaire hors de contrôle, qu’elles soient climatiques ou géopolitiques, font également froid dans le dos.
La plupart des universitaires favorables à la recherche sur la géo-ingénierie estiment, même si l’on peut les accuser de biais technosolutionniste, qu’il faut plus de connaissances pour prendre des décisions informées, et que la géo-ingénierie pourrait être une issue de secours en cas d’aggravation dramatique du réchauffement. La très grande majorité des partisans de cette recherche affirme, paradoxalement, espérer n’avoir pas à s’en servir, appelle à réduire les émissions vite et fort, et est foncièrement hostile à tout déploiement en l’état actuel du savoir. (...)
La tension est d’autant plus forte entre pro et anti-recherche qu’après des années de vaches maigres, les financements affluent désormais vers ces méthodes auxquelles leurs promoteurs ont trouvé des noms fleuris tels que « réparation climatique » ou « ingénierie climatique ».
Des fonds publics sont désormais disponibles aux États-Unis et au Royaume-Uni ; et tout un réseau prétendument philanthropique de fondations ou d’individus, souvent proches de la Silicon Valley (notamment Bill Gates), de l’industrie pétrolière ou de Wall Street (George Soros), proposent des financements, qui ont sans doute dépassé les 100 millions de dollars en 2024. Et comme on l’a vu à propos de la société Stardust, les investisseurs commencent à s’en mêler.
Cette irruption de start-up nourries d’argent privé et avides de résultats rapides, dans un domaine éthiquement complexe et porteur d’énormes risques, exaspère de nombreux scientifiques. Deux des plus réputés partisans de la recherche, David Keith et le modélisateur Daniele Visioni, de l’université Cornell, ont récemment publié une tribune s’opposant à ce que le privé se mêle de SAI. Ils y plaident que pour être utile, la recherche a surtout besoin de transparence.
Une entreprise extraordinairement secrète (...)
Le fait que deux des trois fondateurs de Stardust, Amyad Spector et Yanai Yedvab, soient des physiciens nucléaires qui, de leur propre aveu, ne connaissaient rien au climat avant 2021, n’a rien de rassurant. Ni sur leurs compétences, ni sur leur transparence, ni sur leurs promesses qu’il n’y aura pas de déploiement sans concertation internationale.
Face à cette escalade, Wolfgang Cramer veut croire dans l’action politique. « Si un moratoire international est signé, on pourra sans doute empêcher le déploiement de cette technologie et la recherche en plein air, estime-t-il, d’autant qu’il est facile de surveiller l’atmosphère et de détecter des expériences. » De son côté, interrogé pour savoir s’il respecterait un tel moratoire, Yanai Yedvab élude et répond qu’il « espère » que « les politiques mettront en place des cadres réglementaires robustes ». Sans s’étendre sur ce qu’il fera dans le cas contraire.