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Christophe Cassou et Philippe Grandcolas : « Quand la science est attaquée et que la désinformation devient la norme, nous sommes face à une dérive autoritaire qui peut être qualifiée de fascisme. »
#desinformation #fascisme
Article mis en ligne le 6 septembre 2025
dernière modification le 3 septembre 2025

Alors que la science n’a sans doute jamais été aussi nécessaire pour éclairer nos choix collectifs, à l’âge du bouleversement climatique et de l’érosion de la biodiversité, sommes-nous face à un nouvel obscurantisme  ? Pour analyser ce déni de la parole scientifique, Socialter a interrogé deux chercheurs, le climatologue Christophe Cassou, co-auteur en 2021 du 6e rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), engagé dans l’opposition à l’A69, et l’écologue Philippe Grandcolas, spécialiste de la biologie de l’évolution, fin connaisseur des travaux de l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) et des COP sur la biodiversité.

Depuis son arrivée au pouvoir en janvier, la nouvelle administration Trump mène une offensive radicale contre les universités et la recherche. Inspiré par l’agenda réactionnaire et ultralibéral du «  Project 2025  », le nouveau gouvernement des États-Unis annonce des licenciements massifs, des coupes budgétaires drastiques, et assume une véritable censure, excluant le financement de recherches considérées comme «  woke  » ou inspirées par un prétendu «  marxisme culturel  ». Avec une cible privilégiée, à côté des travaux sur les inégalités de genre ou raciales  : les sciences du climat et du vivant.

De notre côté de l’Atlantique, de manière moins spectaculaire, les attaques de la droite et de l’extrême droite se multiplient aussi contre les savoirs environnementaux, les institutions (Anses, OFB, Ademe, etc.) et les normes écologiques. (...)

Face aux attaques de l’administration Trump, la communauté scientifique internationale s’est mobilisée le 7 mars sous la bannière «  Stand up for science  ». Un mot d’ordre auquel vous vous êtes associés l’un et l’autre. Christophe Cassou, vous êtes l’un des signataires d’une tribune appelant les citoyens et scientifiques français à rejoindre le mouvement contre les «  nouveaux obscurantistes  ». Sommes-nous à un tournant  ?

Christophe Cassou Nous sommes entrés dans une guerre éclair contre la fabrique des savoirs, sans précédent dans son ampleur et dans sa brutalité. J’ai l’habitude d’utiliser la métaphore du thermomètre. Jusqu’à présent, on cassait le thermomètre et on s’attaquait ainsi aux indicateurs qui nous permettent d’évaluer de manière objective la réalité du bouleversement climatique. Aujourd’hui, on vise directement les personnes qui lisent le thermomètre  : c’est-à-dire toutes celles et ceux qui produisent de la connaissance, dans toutes les disciplines. (...)

Pourquoi  ? Parce que ces «  sciences de la durabilité  » vont à l’encontre d’une idéologie qui se base sur l’accaparement des ressources naturelles au profit d’intérêts particuliers, et qui nie la dimension sociale des vulnérabilités causées par le changement climatique.

Philippe Grancolas Il y a une volonté de détruire les personnes et les structures qui font la science, et non plus seulement de les faire taire ou d’en minimiser les analyses. (...)

C.C. On se focalise beaucoup sur les États-Unis, mais il ne faut pas oublier qu’en Argentine, Javier Milei s’est déjà attaqué à la recherche publique, de manière très directe, en démantelant le Conseil national de la recherche scientifique et technique (Conicet), l’équivalent du CNRS en France. Le souci, quand cela concerne un pays comme les États-Unis, c’est que les effets sont démultipliés au niveau mondial, car ce pays est un acteur majeur en termes de production de données et de recherche sur les sciences du climat. Valérie Masson-Delmotte1 a réalisé un recensement des études incluant des auteurs américains sur le climat  : leurs contributions représentent aujourd’hui environ 25 % de la production mondiale. (...)

les coupes dans le budget de la National Oceanic And Atmospheric Administration (Noaa) ont déjà conduit à une diminution du nombre de radiosondages (une procédure de mesure des paramètres météorologiques, NDLR) alors que ces observations quotidiennes, transmises sur le réseau météorologique mondial, sont ensuite utilisées par tous les centres météo pour leurs prévisions, y compris ici, en Europe.

P.G. Concernant la biodiversité, les systèmes d’observation ne sont pas sur la même échelle de temps, nous n’avons pas d’équivalent de l’observation météo si ce n’est avec des suivis locaux de populations (par exemple, celui des oiseaux communs en Europe). En revanche, il existe des plateformes internationales qui font remonter des données collectées localement. Par exemple, la plateforme Global Biodiversity Information Facility (GBIF) comprend plusieurs milliards de données issues des collections des musées d’histoire naturelle et des programmes d’observation du monde entier.

Il y a des nœuds de collecte dans chaque pays, et le nœud américain est évidemment important (...)

Si ces réseaux peuvent survivre à l’absence ou à l’opposition des États-Unis, ce sera probablement au prix de quelques difficultés. (...)

C.C. La semaine dernière, une plénière était organisée par les membres du Giec pour discuter du cadrage du prochain rapport général. Les États-Unis ont pratiqué une politique de la chaise vide  : ils ont interdit à Kate Calvin, scientifique en chef de la Nasa et co-présidente du groupe n° 3 du Giec2, de se rendre en Chine pour y assister. Elle n’était même pas en visio. Si elle était présente par la suite lors d’une réunion des auteurs principaux du rapport spécial du Giec sur les villes, prévu pour 2027, nous ne savions pas si elle participait en son nom ou pour représenter son pays. (...)

Certains pays, comme l’Arabie saoudite, la Chine et l’Inde, tentent d’autre part de retarder la publication du prochain rapport du Giec, alors qu’il y a un rendez-vous très important pour le climat en 2028  : le deuxième bilan mondial des politiques publiques en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Depuis un mois, une nouvelle étape a été franchie avec l’interdiction pour les chercheurs de la Noaa de communiquer avec l’Ifremer3, leur équivalent océanographique en France. La coopération internationale est directement menacée. Enfin, pour vous donner un exemple très concret, j’écris actuellement un article avec une équipe américaine. Depuis trois semaines, mes collègues américains ne répondent pas. Cela vient-il de leur direction  ? Est-ce une autocensure par peur d’être licencié  ? Nous sommes dans un chaos total et en pleine confusion. (...)

Une partie de la biodiversité a définitivement disparu et elle ne reviendra pas. J’en ai fait le deuil. Le déni de dirigeants comme Donald Trump, Jair Bolsonaro, ou Javier Milei face à cet effondrement est la combinaison d’une très mauvaise représentation culturelle de la biodiversité et d’énormes conflits d’intérêts, principalement liés aux industries fossiles et à l’agro-industrie.

Ces attaques sont toutefois le signe que la biodiversité n’est plus un impensé total. Et comme cette notion commence à percoler dans l’ensemble de la société, elle devient un enjeu. Et comme elle devient un enjeu... On l’attaque pour maintenir le statu quo. (...)

Nous savons que nos modes de vie sont absolument contraires à ce qu’il faudrait faire pour diminuer les risques de rendre la Terre inhabitable. À ce stade, nous ne pouvons plus parler de climatoscepticisme ou même de climato-dénialisme. Pour moi, nous sommes au-delà. Le climatoscepticisme est, Valérie Masson-Delmotte le dit très bien, «  un écran de fumée entre science et société  ». (...)

Au regard de l’idéologie économique de Donald Trump, d’Elon Musk, ou de certains lobbys du pétrole et de l’agro-industrie, le corpus des connaissances est devenu une menace qu’il faut éliminer. (...)

P.G. La situation de la recherche et de l’enseignement supérieur français est depuis très longtemps en dents de scie. De grands établissements ont été créés après-guerre, comme l’Inserm, l’Ifremer ou l’Inrae. Mais il y a toujours eu des responsables politiques qui ne voyaient pas la connaissance comme un bien commun et qui considéraient les organismes de recherche ou d’enseignement supérieur comme superfétatoires, démesurés ou trop coûteux.

Aujourd’hui, la grosse différence c’est que les attaques sont plus frontales, avec la diffusion délibérée de fausses informations. Après les inondations à Cannes fin septembre 2024, le maire David Lisnard a par exemple attaqué Météo France dans une interview à un quotidien, en omettant les conséquences de l’artificialisation des sols en cas de très fortes pluies. De la même manière, quand Valérie Pécresse ou Gérard Larcher s’en prennent au budget de l’Ademe qu’ils jugent trop important, ils oublient – ou font mine d’oublier – que cette agence est opératrice de crédits de l’État pour la transition écologique des entreprises, des collectivités et des citoyens et qu’il ne s’agit pas de son budget propre.

C.C. Le 14 janvier 2025, même le premier ministre François Bayrou a attaqué frontalement – et sans aucun fondement – l’Office français de la biodiversité lors de son discours d’investiture, en accusant ses agents d’humilier les paysans avec des contrôles «  une arme à la ceinture  ». C’est grave, car ce récit hors-sol nourrit les petites musiques populistes qui sont en train de monter partout et de gangrener les espaces d’échange et de délibération. Il y a donc, en France, les germes d’une dérive similaire à celle des États-Unis, si on ne fait pas attention et, si on ne met pas en place dès aujourd’hui des mécanismes de protection et de résistance en cas d’arrivée au pouvoir de l’extrême droite. (...)