
Fuites, pannes électriques, retard dans la maintenance : les alertes se multiplient à l’usine d’engrais industriels Yara et à la raffinerie TotalEnergies, deux sites Seveso situés près de Saint-Nazaire. Une menace bien réelle pour des centaines de salariés potentiellement exposés à l’ammoniac, au nitrate d’ammonium ou à des hydrocarbures aromatiques polycycliques.
Un homme est mort sur son lieu de travail mardi 24 octobre 2023, dans l’après-midi, sur le site du fabricant d’engrais industriels Yara, à Montoir-de-Bretagne (44), ville voisine de Saint-Nazaire. Ses collègues l’ont retrouvé inanimé dans la « base vie », l’espace réservé aux salariés des entreprises sous-traitantes. M. Zeidouni, 50 ans, travaillait en intérim comme échafaudeur pour Siemo, prestataire de Yara. Pendant sa matinée de travail, il se serait senti mal et aurait été pris de vomissements. Son décès est-il lié à ses conditions de travail ? A-t-il respiré des vapeurs toxiques ?
En 2022, à Ambès (Gironde), sur un autre site français de production de Yara, quatorze salariés avaient été intoxiqués, dont deux gravement, en respirant des vapeurs d’ammoniac suite à une fuite. Ce même gaz aurait-il pu causer le malaise de M. Zeidouni ? (...)
Leader mondial des fertilisants synthétiques, Yara utilise de grandes quantités de produits dangereux, voire toxiques : ammoniac, azote, phosphore, potassium, acide sulfurique. Ainsi que du nitrate d’ammonium, à l’origine des explosions de l’usine AZF à Toulouse (2001) et du port de Beyrouth (2020). Un « process » générateur de risques pour les salariés et fortement émetteur de poussières, d’ammonitrate notamment. Selon l’Organisation internationale du travail, ces poussières peuvent causer de graves irritations des yeux, de la peau et de l’appareil respiratoire, des vomissements, des diarrhées et « des effets graves sur le sang » [Lire notre enquête sur la pollution de l’air à l’ammoniac].
« Chez nous, tous les métiers sont à risque » (...)
« Chez nous, tous les métiers sont à risque, c’est une usine Seveso seuil haut », rappelle Philippe Nicolas, délégué CGT et secrétaire de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) du site. C’est-à-dire un site présentant des risques d’accidents majeurs. (...)
Une usine qui accumule les mises en demeure
Le 30 octobre 2023, sans ébruiter le décès survenu six jours plus tôt, Yara France annonce le licenciement de 139 salariés sur 171 et l’arrêt de la production d’engrais à Montoir. Avec ce plan de licenciement, c’est un demi-siècle d’histoire industrielle qui s’achève.
En fonctionnement depuis 1972 et reprise par Yara en 2004, l’ancienne usine Gardiloire est aujourd’hui vétuste. Philippe Nicolas dénonce sans ambiguïté les choix d’une direction qui « avait arrêté d’investir depuis plusieurs années » dans la modernisation de ses installations, accumulant les mises en demeure de la préfecture et les pénalités (plus de 700.000 euros en deux ans). La multinationale norvégienne aurait-elle fait le pari du « pourrissement » pour ne pas avoir à débourser les 35 à 45 millions d’euros nécessaires à sa mise aux normes, d’après une estimation récente de la préfecture ?
Depuis une quinzaine d’années, l’usine Yara de Montoir est sommée par les services de l’État de respecter la réglementation en matière de sécurité et d’environnement. (...)
L’usine ne produit plus d’engrais depuis novembre 2023, mais les risques n’ont pas disparu pour autant. « Il y a encore une activité de surveillance très importante parce qu’on a des stocks critiques : de l’ammoniac, du nitrate d’ammonium chaud, des bacs d’acide, etc., explique Philippe Nicolas. Il faut aussi garder une équipe d’intervention en cas d’incendie ou de risque technologique et une équipe de maintenance. » Cette présence humaine est loin d’être superflue, comme le prouve la panne générale de courant survenue le 29 mars. Un groupe électrogène de secours a mis deux heures à démarrer, provoquant la mise en pression de l’ammoniac, avec un risque d’explosion. (...)
« Yara, c’est vraiment le pire »
Sept mille tonnes d’ammoniac sont aujourd’hui stockées sur le site de Montoir. Rien de rassurant pour ceux qui passent tous les jours devant ces réservoirs. Dans son dernier arrêté daté du 20 février, la préfecture de Loire-Atlantique évoque le problème sans ambiguïté : « Il n’est pas approprié de maintenir sur site, pendant une longue durée, un volume de substance présentant, en cas de dégradation ou d’incident, un potentiel de dangers aussi important. »
La direction de Yara France déclare vouloir désormais réduire la voilure et transformer l’usine en « terminal d’importation et en unité de pointe de mélange et d’imprégnation d’engrais sur mesure ». Cette transformation entraînera-t-elle le démantèlement des unités de production et la dépollution de l’usine ? (...)
Chez Total, une raffinerie vieillissante met en danger les salariés (...)
Les retards accumulés par l’entreprise dans les opérations de maintenance ont une conséquence directe : la multiplication des incidents techniques susceptibles de mettre en danger certains salariés. Le 21 décembre 2022, une équipe de Clemessy, marque d’Eiffage Energie Systèmes et sous-traitante de TotalEnergie, est appelée en urgence pour tenter de colmater une importante fuite sur un réservoir contenant 30.000 m³ d’hydrocarbures. Du carburant aux vapeurs toxiques s’échappe en raison de la défaillance d’un « hélicomélangeur » monté à l’envers au cours d’une révision. Problème, selon David Arnould, délégué syndical CGT de la raffinerie : les salariés dépêchés sur place n’ont pas les bons équipements de protection. (...)
Splann ! a voulu prendre des nouvelles de ces salariés exposés, mais il a été impossible de retrouver leur trace, puisque après un incident ou accident, des salariés sous-traitants peuvent être affectés à d’autres missions dans d’autres entreprises. « On ne sait pas à quelle quantité ils ont été exposés, car ils ont été avertis trop tardivement de la procédure de suivi biométrologique à mettre en place, regrette Adrien Vaugrenard, délégué CFDT du site et rapporteur de la commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT). (...)
Un manque criant d’investissement pour l’entretien
Les fuites de plus en plus fréquentes sur les canalisations sont la conséquence directe d’un « manque d’investissement chronique dans l’outil de travail, analyse Adrien Vaugrenard. Malgré le rattrapage en cours, avec 10 millions d’euros par an investis dans l’entretien et le contrôle des tuyauteries et canalisations de transport, on paye le manque d’investissement de ces vingt dernières années. » Le délégué syndical reproche aussi à la direction de l’entreprise d’avoir supprimé 52 postes (sur 650) entre 2020 et 2023. « Cette réorganisation est venue fragiliser l’organisation du travail et notamment une maintenance en souffrance », dénonce-t-il. (...)
Au milieu de ce paysage assez sombre, une lueur d’espoir se dessine depuis deux ou trois ans : le rapprochement de la CGT avec les associations de riverains. Lutter pour la santé des salariés ou pour celle des habitants de Donges, n’est-ce pas finalement le même combat ? (...)
« Nous, les ouvriers, nous sommes les poissons pilotes de la santé et de la sécurité des riverains ».