L’assassinat de Mehdi Kessaci, le 13 novembre 2025, instille un climat d’intimidation et de sidération dans la ville. Un contexte inédit affectant aussi les journalistes, qui s’efforcent de résister à la psychose ambiante pour continuer à couvrir le sujet.
Concentré sur le reflet de ses rétroviseurs, à l’affût des scooters croisés sur sa route, Xavier Monnier prend garde à bien distancer les autres conducteurs. Une marge suffisante pour s’extirper en un coup d’accélérateur, si ce trajet en voiture pour rentrer du foot venait à mal tourner. Paranoïa ou hypervigilance ? Avant ce soir-là, le journaliste d’investigation ne l’avait en tout cas jamais éprouvée en roulant dans Marseille, sa ville natale.
Quelques jours plus tôt, l’assassinat de Mehdi Kessaci l’a d’abord plongé dans « une phase de désespoir et de sidération ». Cette fois, la victime n’est pas liée au trafic de drogue. Il pourrait même s’agir d’un assassinat « d’avertissement » visant son frère, Amine Kessaci, selon l’hypothèse privilégiée par les enquêteurs. (...)
« On a tué le petit frère d’un homme politique. Cette barrière qu’on se met pour arriver à vivre, elle a sauté. Pour moi, pour tous les journalistes, parce qu’on connaît tous Amine plus ou moins bien. Il y a eu un signal pour tout le monde », observe Xavier Monnier. (...)
Un signal nouveau dans la corporation. Au point que certains de ses plus proches confrères commencent à se soucier de sa sécurité, en raison de son travail d’enquête sur la DZ Mafia pour le média Blast. Dans les jours suivant l’assassinat, des juges, avocats ou journalistes ont été placés sous protection policière, nous indique une source avisée. Preuve de l’attention portée par les autorités pour prévenir tout risque sur la profession. Ces dernières n’ont toutefois, selon nos informations, pas identifié de menaces ciblées.
Les plus spécialisés se sont quasi accoutumés aux fusillades frappant même parfois des victimes innocentes, tuées par une balle perdue ou confondues avec une cible. (...)
« La tchatche marseillaise »
En quinze ans de couverture du narcobanditisme, Xavier Monnier a bien reçu quelques tentatives d’intimidation, comme lors de la sortie de son livre Les Nouveaux Parrains de Marseille, paru aux éditions Fayard en 2016. Mais jamais il ne s’était senti en danger. Sans doute à cause de cette « mauvaise habitude marseillaise » de relativiser les insultes, y compris les plus violentes. Florent Bonnefoi y a déjà eu droit lui aussi. Menacé un jour au téléphone par « un gros narcotrafiquant à l’étranger », le fait-diversier préfère « désamorcer en discutant. » « C’est à prendre relativement au sérieux, mais je me suis rendu compte qu’on était encore dans la tchatche marseillaise », tempère-t-il. (...)
Moins d’une semaine après la mort de Mehdi Kessaci, le 19 novembre 2025, un article du Canard enchaîné interpelle. Deux journalistes de La Provence, Éric Miguet et Jean-Guillaume Bayard, auraient été menacés par des narcotrafiquants et contraints d’interrompre la promotion médiatique de leur nouveau livre Cartel nord – Plongée dans la nouvelle ère du narcotrafic marseillais (Le Cherche midi). « Il n’y a eu aucune menace à notre encontre ni aucune consigne de la part du procureur et de la police. Notre devoir d’informer n’a jamais été entravé et nous continuerons notre travail », démentent aussitôt les deux intéressés, sans s’épancher davantage. (...)
« Tout le monde est vulnérable, d’une manière ou d’une autre »
Malgré ce contexte préoccupant, les journalistes interrogés ne se résignent pas à l’autocensure. À condition de protéger scrupuleusement leur vie privée, en contrôlant notamment leur exposition numérique. Pas de photo sur les réseaux sociaux, pas d’intervention sur les plateaux de télévision ni de vidéo incarnée sur ces sujets pour leurs propres médias. Recourir à des pseudos, masquer leurs numéros de téléphone sur les messageries chiffrées utilisées pour communiquer avec leurs sources, voire ne pas afficher leurs noms sur la sonnette de leurs domiciles. « C’est un boulot qui rend de toute façon parano, il faut le rester légèrement », résume Florent Bonnefoi. (...)
Concentré sur le reflet de ses rétroviseurs, à l’affût des scooters croisés sur sa route, Xavier Monnier prend garde à bien distancer les autres conducteurs. Une marge suffisante pour s’extirper en un coup d’accélérateur, si ce trajet en voiture pour rentrer du foot venait à mal tourner. Paranoïa ou hypervigilance ? Avant ce soir-là, le journaliste d’investigation ne l’avait en tout cas jamais éprouvée en roulant dans Marseille, sa ville natale.
Quelques jours plus tôt, l’assassinat de Mehdi Kessaci l’a d’abord plongé dans « une phase de désespoir et de sidération ». Cette fois, la victime n’est pas liée au trafic de drogue. Il pourrait même s’agir d’un assassinat « d’avertissement » visant son frère, Amine Kessaci, selon l’hypothèse privilégiée par les enquêteurs. Le militant, connu pour son engagement contre le narcotrafic depuis le deuil d’un premier frère tué en 2020 dans un règlement de comptes, est une personnalité publique à Marseille. « On a tué le petit frère d’un homme politique. Cette barrière qu’on se met pour arriver à vivre, elle a sauté. Pour moi, pour tous les journalistes, parce qu’on connaît tous Amine plus ou moins bien. Il y a eu un signal pour tout le monde », observe Xavier Monnier.
Hommage à Mehdi Kessaci, à Marseille, le 22 novembre 2025.
Rassemblement en hommage à Mehdi Kessaci, au rond-point où il a été assassiné, à Marseille, le 22 novembre 2025. Photo CLÉMENT MAHOUDEAU / AFP
Un signal nouveau dans la corporation. Au point que certains de ses plus proches confrères commencent à se soucier de sa sécurité, en raison de son travail d’enquête sur la DZ Mafia pour le média Blast. Dans les jours suivant l’assassinat, des juges, avocats ou journalistes ont été placés sous protection policière, nous indique une source avisée. Preuve de l’attention portée par les autorités pour prévenir tout risque sur la profession. Ces dernières n’ont toutefois, selon nos informations, pas identifié de menaces ciblées.
Les plus spécialisés se sont quasi accoutumés aux fusillades frappant même parfois des victimes innocentes, tuées par une balle perdue ou confondues avec une cible. « Il y a longtemps que tout le monde se dit qu’un jour, il se peut que cela arrive à un avocat, un juge, un journaliste ou un flic », admet Florent Bonnefoi, journaliste police-justice pour La Provence à Marseille.
« La tchatche marseillaise »
En quinze ans de couverture du narcobanditisme, Xavier Monnier a bien reçu quelques tentatives d’intimidation, comme lors de la sortie de son livre Les Nouveaux Parrains de Marseille, paru aux éditions Fayard en 2016. Mais jamais il ne s’était senti en danger. Sans doute à cause de cette « mauvaise habitude marseillaise » de relativiser les insultes, y compris les plus violentes. Florent Bonnefoi y a déjà eu droit lui aussi. Menacé un jour au téléphone par « un gros narcotrafiquant à l’étranger », le fait-diversier préfère « désamorcer en discutant. » « C’est à prendre relativement au sérieux, mais je me suis rendu compte qu’on était encore dans la tchatche marseillaise », tempère-t-il.
Alors comment jauger où s’arrête l’avertissement verbal, et où commence le risque pour l’intégrité physique des journalistes ? Moins d’une semaine après la mort de Mehdi Kessaci, le 19 novembre 2025, un article du Canard enchaîné interpelle. Deux journalistes de La Provence, Éric Miguet et Jean-Guillaume Bayard, auraient été menacés par des narcotrafiquants et contraints d’interrompre la promotion médiatique de leur nouveau livre Cartel nord – Plongée dans la nouvelle ère du narcotrafic marseillais (Le Cherche midi). « Il n’y a eu aucune menace à notre encontre ni aucune consigne de la part du procureur et de la police. Notre devoir d’informer n’a jamais été entravé et nous continuerons notre travail », démentent aussitôt les deux intéressés, sans s’épancher davantage.
Pas d’autocensure
Quoi qu’il en soit, l’épisode en évoque un autre. En novembre 2024, le parquet de Marseille avait ouvert une enquête préliminaire pour des menaces de mort contre trois journalistes du Parisien. Jean-Michel Décugis, Vincent Gautronneau et Jérémie Pham Lê venaient alors de publier Tueurs à gages. Enquête sur le nouveau phénomène des shooters (Flammarion), un livre qui décrypte le recrutement de ces adolescents par la DZ Mafia.
« Tout le monde est vulnérable, d’une manière ou d’une autre »
Malgré ce contexte préoccupant, les journalistes interrogés ne se résignent pas à l’autocensure. À condition de protéger scrupuleusement leur vie privée, en contrôlant notamment leur exposition numérique. Pas de photo sur les réseaux sociaux, pas d’intervention sur les plateaux de télévision ni de vidéo incarnée sur ces sujets pour leurs propres médias. Recourir à des pseudos, masquer leurs numéros de téléphone sur les messageries chiffrées utilisées pour communiquer avec leurs sources, voire ne pas afficher leurs noms sur la sonnette de leurs domiciles. « C’est un boulot qui rend de toute façon parano, il faut le rester légèrement », résume Florent Bonnefoi.
Jean-François Giorgetti a couvert la justice pour France 3, à Marseille, pendant vingt-cinq ans. Aujourd’hui retraité, il se rappelle une affaire marquante, jugée en appel en 2017 devant la cour d’assises de Draguignan. Un triple assassinat dont les trois coupables avaient été condamnés de dix à vingt-cinq ans de réclusion criminelle. L’un d’entre eux deviendra plus tard un des chefs présumés de la DZ Mafia. « Au moment du verdict, c’était particulièrement violent. Les familles s’en sont prises physiquement à tout le monde. On a été raccompagnés par les policiers jusqu’à nos voitures : journalistes, avocats et jurés. »
Anonymat
Un reflet de l’agressivité de ces réseaux, dont les méthodes se radicalisent. « Tous les six mois, il y a une nouveauté un peu plus effrayante que la précédente », reconnaît Florent Bonnefoi. Une consœur fait remonter la montée des tensions à deux ans. L’année 2023 est marquée par le funeste record de 49 homicides liés au trafic de drogue. Et fin 2024, rappelle-t-elle, la directrice et le chef de détention adjoint de la prison des Baumettes furent menacés de mort. « C’était complètement inédit. À la suite de ça, toute personne de l’administration pénitentiaire qu’on rencontrait voulait être anonyme », développe-t-elle. Une précaution habituelle pour les agents, moins pour les fonctionnaires en responsabilité qui « assument normalement de répondre à découvert. »
Pour la première fois, la journaliste demande elle-même à être anonymisée pour notre interview. « À la fois pour ne pas mettre en porte-à-faux mes confrères, Amine Kessaci et sa famille, des personnes qui m’auraient parlé », justifie-t-elle en concluant que « tout le monde est vulnérable, d’une manière ou d’une autre ». Une vulnérabilité qui n’épargne pas plus les sources policières et judiciaires. Xavier Monnier s’attend d’ailleurs à devoir redoubler de prudence pour les rencontrer à l’avenir. « Si on prend un café ou qu’on déjeune, ce sera dans un endroit différent d’où on avait nos habitudes, et pas en terrasse », explique-t-il.
« Ne pas verser dans la psychose »
Chez les travailleurs sociaux œuvrant dans les quartiers touchés par le narcotrafic aussi, la journaliste locale redoute qu’un silence « se généralise et devienne pérenne. » Ceux qui n’hésitaient pas à prendre la parole jusqu’à la mort de Mehdi Kessaci requièrent dorénavant l’anonymat, nous confirme une de ses consœurs. Car ces acteurs de terrain éprouvent « une forte peur face à la hargne des trafiquants », perçoit Philippe Pujol, lauréat du prix Albert-Londres documentant l’emprise des réseaux depuis plus d’une décennie. « Les patrons ont perdu la main sur les petits, très jeunes et violents, qui montent en pression », précise-t-il.
Les journalistes s’en doutent, « il faudra du temps avant un retour à la normale ». En attendant, ils ne doivent pas baisser la garde en tâchant de ne pas « verser dans une psychose », conclut Xavier Monnier en nous quittant. Comme pour dompter la tentation d’y céder.