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Devant le tribunal, François Ruffin a détaillé comment lui et ses camarades ont été espionnés par des sociétés missionnées par Bernard Squarcini, à la demande de LVMH. Il a dénoncé l’absence des donneurs d’ordre parmi les prévenus.
(...) À trois ou quatre reprises, vendredi après-midi, le haut policier à la retraite a certifié ne pas avoir « connaissance » des accords passés par deux cabinets d’intelligence économique pour lui livrer les informations d’une taupe infiltrée au sein du journal Fakir, pour le compte du groupe LVMH – ces opérations d’espionnage ont été révélées par Mediapart en mai 2019.
Hélas, le procureur a extrait une écoute téléphonique au cours de laquelle Hervé Séveno, le patron d’un de ces deux cabinets, explique clairement au Squale avoir six personnes engagées dans l’opération, en partenariat avec « l’ami Brisard » – Jean-Charles Brisard, le gérant du deuxième cabinet, qui lui-même contrôlait la taupe.
« Ah d’accord, soupire Bernard Squarcini. Je ne me souviens pas de cette conversation. Je ne facturais qu’à M. Séveno. » (...)
L’infiltration, sollicitée par le numéro deux du groupe Pierre Godé (décédé en 2018) auprès de Bernard Squarcini, organisée par un puis deux cabinets d’intelligence économique – qui ont contrôlé une puis deux taupes au sein de Fakir –, s’est accompagnée d’un fichage des militants, incluant des données personnelles (téléphone, domicile, engagement politique), la création de deux trombinoscopes, et des filatures. Dans les dossiers des prestataires de LVMH, une photo de François Ruffin avec son fils, des éléments sur son ex-compagne, ou sur ses relations personnelles, ont été retrouvées. (...)
François Ruffin et son groupe n’y ont vu que du feu. À la barre, le député se rappelle être venu à l’AG de LVMH avec Catherine Thierry, une religieuse militante de 80 ans (rencontrée par Mediapart en 2017), en fauteuil roulant, et d’autres syndicalistes. « Notre objectif, c’est qu’elles puissent prendre la parole, et là nous sommes mis dans une petite salle, se souvient le député. Nous sommes évacués. Ça se passe sans violence. Mais nous avons subi une défaite. Dès cet instant, dans mon esprit, il y a une lumière qui s’est allumée. Comment on a fait pour nous identifier comme ça ? »
La taupe
L’infiltré, la source humaine, la taupe, François Ruffin finit par la trouver. Il se fait passer pour journaliste, sous l’alias de Marc Foll. Son vrai nom est Albert Farhat. Il a été interrogé, mercredi. « J’ai une vigilance quand je le vois dans les locaux, qu’il vient nous aider, il a une présence singulière », poursuit François Ruffin.
« Vous l’identifiez aujourd’hui ?, questionne le président.
— Je l’identifie formellement, répond-il en se tournant vers l’homme en tenue kaki assis parmi le public. La première fois que je l’ai vu, il tenait des propos très étranges, complotistes. Il me montre un stylo caméra, et il me dit que je devrais utiliser ce truc-là. Je n’ai pas de doute qu’il est la taupe. Est-ce qu’il travaille pour les RG ou pour LVMH ? Je l’ignore. »
L’équipe de Fakir décide de le filmer à son insu dans un café de Saint-Ouen, mais il détecte vite « une sacoche, avec un trou et une lumière rouge » posée sur une table. « J’ai assez d’expérience, j’ai vu la caméra, je l’ai prise, j’ai retiré la carte SD, et je suis parti », a expliqué Albert Farhat, mercredi. L’infiltré dit que Jean-Charles Brisard lui avait demandé un « rapport d’ambiance » sur Fakir : « Comment ils sont, leur dangerosité, un travail de journaliste normal. »
À l’audience, il présente pour preuve une carte de presse américaine « spéciale pour l’Europe » qui laisse le tribunal dubitatif. (...)
Après avoir été démasqué, Albert Farhat est missionné pour envoyer une nouvelle taupe chez Fakir. C’est une photographe sans le sou, Marlène, voisine du journaliste barbouze, qui est recrutée. Il lui parle de l’infiltrer dans « un groupe révolutionnaire facho ». « Je lui ai dit : si tu peux faire un rapport d’ambiance chez eux, des photos, c’est bienvenu, reconnaît-il. Mais elle m’a envoyé des photos qui n’étaient d’aucune utilité. (...)
À l’approche de la sortie de Merci patron !, LVMH met la pression sur ses barbouzes pour obtenir des informations sur le film, voire des captations pirates. Albert Farhat, qui a déjà fourni un ordinateur et un appareil photo à Marlène, lui achète une caméra GoPro pour filmer des morceaux du film lors des avant-premières, à Saint-Denis et à Clermont-Ferrand. Elle transmet une note détaillée sur le film mais échoue à filmer. (...)
« Quand les articles sont parus dans Mediapart, je les ai accueillis par le burlesque. Mais la gravité des faits m’est apparue. Je me sens toujours journaliste, et rien n’est plus important que la liberté d’expression, or elle est mise à mal depuis 40 ans par le groupe LVMH », accuse François Ruffin. (...)
« C’est un scandale pour moi que Bernard Arnault ne soit pas parmi les prévenus. C’est un soulagement de pouvoir le dire devant le tribunal. » Bernard Arnault doit être entendu en qualité de témoin par le tribunal jeudi 28 novembre.