
Souffrance au travail, mise en danger des résidents, impasse financière : Les Escales, Ehpad publics de la ville du Havre, s’enfoncent dans la crise et font face à une reprise en main brutale des tutelles. Le tout sous le regard du maire, Édouard Philippe, président de la structure.
« La situation reste critique et incertaine. » En ce début d’automne, Dominique Mutel ne masque pas son inquiétude. Le syndicaliste CGT, retraité, préside le comité de défense des Ehpad publics de la région havraise, Les Escales. Ce collectif « citoyen » a été fondé il y a quelques mois, en pleine situation de crise. Plusieurs mois ont passé, mais l’avenir des six structures réparties dans la cité océane, qui accueillent environ 650 résident·es, s’écrit toujours en pointillé.
Au printemps dernier, au plus fort des difficultés, le groupement public, sous la houlette de la ville du Havre et de son maire, Édouard Philippe, avait été placé sous administration provisoire par sa principale financeuse, l’agence régionale de santé (ARS) de Normandie. Il y a quelques semaines, une nouvelle directrice a été désignée.
Charge à elle de redresser la barre sur le long terme et de résoudre une équation insoluble sur le papier : assurer, d’un côté, une prise en charge optimale des résident·es et une qualité de vie au travail pour les salarié·es, tout en réduisant de l’autre la voilure au niveau financier.
Sur injonction des financeurs, l’ARS Normandie et le département de Seine-Maritime, le conseil d’administration des Escales a tranché dans le vif au printemps, en assurant vouloir réduire la masse salariale par la suppression de 103 ETP (équivalents temps plein) sur un effectif d’environ 550. Cela, à l’aune « d’une situation financière très préoccupante et en aggravation en 2023 », selon le projet de contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens présenté en conseil d’administration que Mediapart a pu consulter. (...)
Le niveau d’encadrement auprès des résidents est aujourd’hui largement remis en cause par l’ensemble des agents et mène à une charge de travail qui n’est plus soutenable pour eux.
Extrait d’un rapport d’expertise commandé par le CHSCT (...)
Les suites de la crise du covid
Outre un modèle économique défaillant, la bérézina des Ehpad publics havrais s’explique par la crise du covid, qui a fait chuter les taux d’occupation et, par ricochet, les recettes. Et aussi par un turnover important au niveau de la direction et du management intermédiaire. « Depuis cinq ans, il y a un jeu de chaises musicales à la direction, où chacun a lancé des chantiers sans les finir », déplore Sandrine Gérard.
Dans ce contexte de marasme avancé et d’inquiétudes sur la survie même de l’établissement, les personnels sont à bout. (...)
Un travail bâclé
« J’ai arrêté l’Ehpad parce qu’il n’y avait pas de dialogue, la toilette en quinze minutes bâclée, j’avais l’impression de faire la toilette à un objet. Ça me fendait le cœur. La personne avait besoin de parler et je n’avais pas le temps. Avant, on prenait le temps, là, on ne le prend plus », témoignait, en 2021, une salariée démissionnaire pour résumer l’état de mal-être de l’ensemble des agent·es du groupement.
« La situation n’a pas bougé », déplore Sandrine Gérard, de la CGT. « Les agents restent abattus et épuisés », décrit-elle. « Les filles sont au plus mal, elles ont l’impression d’être maltraitantes avec les résidents faute de temps à leur consacrer », témoigne de son côté Nathalie Nail, opposante communiste au conseil municipal du Havre.
L’ARS évoque aujourd’hui le possible soutien de l’Aract (agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail) pour « une mission de soutien visant à améliorer les conditions de travail dans un souci de prévention des risques psychosociaux ». (...)
Le manque de personnel se fait cruellement sentir, occasionnant aussi des ratés en matière de surveillance et de sécurité. Le 21 septembre 2023, le groupement a été condamné par le tribunal administratif à indemniser la famille d’une résidente victime de chutes en raison de plusieurs « défauts de surveillance ».
Le groupement en tant que personne morale a aussi été visé par une enquête pénale, finalement classée, pour mise en danger d’autrui, à la suite, en 2020, du viol d’une résidente, morte peu de temps après. (...)
« Il faut tout revoir », plaide Sandrine Gérard, citant « les problématiques de financement, les organisations du travail ». « La situation des Escales ressemble malheureusement à celle d’une majorité d’Ehpad publics en France. Le système est au bout du rouleau », observe, désabusée, la syndicaliste. Un récent rapport sénatorial établissait qu’en 2023, 66 % des Ehpad, publics comme privés, étaient déficitaires.
Mobilisation et interpellation politique
Quelques mois après le paroxysme de la crise, les défenseurs des Escales, environ quatre-vingts personnes au sein du comité de défense, ne relâchent pas la pression, envisageant de nouvelles actions dans les prochaines semaines. (...)
Ces derniers jours, la situation s’est légèrement apaisée en interne. « La nouvelle directrice nous fait plutôt bonne impression, sur la diminution du nombre de postes à supprimer ou sur sa préoccupation de restaurer la qualité de vie au travail. Mais pour l’instant, ce sont des paroles. On reste vigilants pour la suite », rapporte Sandrine Gérard.
Dominique Mutel abonde en ce sens, confirmant sa satisfaction de voir une nouvelle directrice, « issue de la fonction publique », installée depuis peu. Sur le fond, le syndicaliste à la retraite reste très inquiet, estimant que la survie du groupement n’est à ce jour « pas garantie ». (...)